XXVIII LES FOSSÉS DU CHÂTEAU
Or, en ce même dimanche dont nous venons d’esquisser la soirée, tandis que se passaient les événements que nous venons de raconter, une autre scène bien différente se déroulait dans une autre partie de la ville.
Vers quatre heures et demie, en effet, c’est-à-dire à l’heure où la nuit commençait à tomber et où déjà le crépuscule s’étendait sur la campagne de Blois, un moine monté sur une mule s’approchait au petit trot de la porte de la ville. Ce moine n’était autre que le frère portier du couvent des jacobins, celui-là même que le prieur Bourgoing avait chargé d’une mission de confiance pour la duchesse de Montpensier.
Frère Timothée avait plus d’une fois déjà servi de messager au prieur Bourgoing, et il avait mainte expédition sur ses états de service. C’était un ancien reître qui avait fait les guerres de religion et n’avait pas encore tout à fait dépouillé le vieil homme. C’est-à-dire qu’il avait conservé des habitudes de pillard qui lui avaient été fort chères dans sa jeunesse.
Frère Timothée, donc, monté sur sa mule, avait fait le voyage de Blois en sept jours, c’est-à-dire sans trop se presser; d’abord parce qu’il lui était recommandé de ne pas dépasser Jacques Clément, ensuite parce qu’il avait fait des stations innombrables dans les auberges du chemin, surtout dans celles où les servantes se montraient disposées à répondre à ses grosses plaisanteries.
Lorsqu’il arriva enfin en vue de Blois, par une brumeuse soirée de novembre, le soleil venait de se coucher, et la nuit venait rapidement, en sorte qu’il entra dans la ville comme on allait fermer les portes. À l’intérieur des murs, frère Timothée mit pied à terre, et traînant sa mule par la bride, s’en alla par les rues, au hasard, à la recherche d’une auberge qui fût à sa convenance.
Notre homme avisa une auberge qui se trouvait placée, par son enseigne, sous la protection du grand saint Matthieu, protection qui devait être des plus efficaces à en juger par le nombre de gentilshommes qui montaient le perron, par l’activité qui régnait dans la grande salle, par le bruit joyeux des pots, et par les fumets qui s’échappaient de la cuisine. Le moine s’approcha en reniflant ces odeurs qui sont si chères au voyageur affamé.
Mais ayant jeté par la fenêtre grillée du rez-de-chaussée un coup d’œil dans la grande salle, il poussa un soupir en constatant que cette auberge n’était point le fait d’un pauvre moine.
Autour des tables chargées de venaisons fumantes, de pâtés, de volailles dorées, de cruches de vin, une quarantaine de gentilshommes avaient pris place et jurant, sacrant, pinçant les servantes, riant à gorge déployée, s’interpellant les uns les autres, faisaient joyeuse ripaille. Ces gentilshommes étaient tous de la suite de Guise, et leur conversation qui roulait sur les états généraux, tantôt sur le roi lui-même, était pleine de sous-entendus menaçants à l’adresse d’Henri III.
Le moine n’entendait rien. Mais il voyait les visages illuminés par le vin, les pourpoints qui se dégrafaient, les mâchoires qui fonctionnaient avec frénésie, et il se disait:
– Ce doit être bien bon!…
À ce moment, comme il poussait un deuxième soupir et qu’il allait se remettre en quête d’une auberge plus modeste, il tressaillit, et ses yeux se fixèrent sur un gentilhomme qui, assis à l’écart à une table où cinq ou six couverts étaient dressés, attendait sans doute des convives pour commencer à dîner.
– Que vois-je? murmura le moine dont le cœur – c’est-à-dire l’estomac – se mit à battre d’espoir. Ne serait-ce pas ce bon M. de Maurevert? Ce fidèle ami de notre grand Henri?… C’est bien lui, de par saint Matthieu, patron de cette auberge!… Aussi, comme je ne connais personne en cette ville et comme je puis très bien me confier à M. de Maurevert qui est un de nos fidèles, un intime du révérend Bourgoing, je vais lui demander où je pourrai bien trouver la duchesse de Montpensier… Et comme il m’estime, peut-être m’invitera-t-il à partager avec lui les choses succulentes dont, selon toute vraisemblance, il va se nourrir ce soir… Allons!…
Cela dit, frère Timothée, qui en sa double qualité d’ancien reître et de moine était doublement impudent, attacha sa mule à l’un des anneaux du perron, entra majestueusement dans la salle, et le visage épanoui par l’accent circonflexe immense d’un sourire qui allait d’une oreille à l’autre, il se dirigea droit vers Maurevert.
Maurevert qui, en effet, était en relations suivies avec le prieur Bourgoing, de même que les gentilshommes du service de Guise, reconnut parfaitement le frère portier des jacobins. L’entrée de frère Timothée était d’ailleurs demeurée inaperçue dans le nombre de gens qui allaient, entraient, sortaient.
– Ah! monsieur le marquis de Maurevert, commença le moine, la bouche en cœur et les yeux luisants.
– Je ne suis pas marquis, fit Maurevert.
– Monsieur le baron, alors, je suis bien heureux…
– Je ne suis pas baron, interrompit Maurevert.
Le moine qui avait mis dans sa tête que Maurevert payerait l’écot de son dîner, ne se laissa pas intimider par cet accueil sévère. Tirant donc à lui un escabeau, il s’assit sans y être invité.
– Mon gentilhomme, dit-il, je suis sûr que le révérend Bourgoing serait bien heureux s’il apprenait en ce moment en quelle excellente compagnie je me trouve.
«Par celle-là!» ajouta Timothée en lui-même.
En effet, Maurevert, qui devant l’insistance du moine fronçait déjà les sourcils et s’apprêtait à lui faire rudement sentir la distance qui sépare un frocard d’un gentilhomme, se dérida soudainement au nom de Bourgoing et prêta l’oreille.
– Est-ce donc à dire, fit-il, en essayant de démêler les intentions du frère portier, que le prieur vous adresse à moi?…
– Pas tout à fait… mais presque… Daignez permettre, mon gentilhomme, je meurs de soif.
En même temps, Timothée remplit un gobelet jusqu’au bord et le vida d’un seul trait.
– À votre santé, à celle de la Ligue, murmura-t-il en clignant de l’œil, et à la mort du tyran!…
Maurevert tressaillit… Il se pencha vers le moine et d’une voix basse, rapide:
– Est-ce pour cela que vous venez à Blois?…
Timothée, encore, cligna de l’œil, réponse qu’il jugeait apte à concilier son désir de bien dîner et sa complète ignorance de la mission dont il était chargé… il portait une lettre, voilà tout. Mais cette réponse, Maurevert l’interpréta dans le sens de l’affirmative. Et dès lors, il résolut de savoir à quoi s’en tenir.
Sa haine contre le duc de Guise, plus encore que le désir de passer le plus tôt possible chez le trésorier royal, lui faisait souhaiter ardemment la mort du duc. Or, depuis huit jours que sa trahison était consommée, il avait beau étudier les visages, soupeser les moindres incidents, recueillir tous les bruits, il n’avait pas encore pu saisir le moindre indice que le roi fût décidé à se débarrasser de Guise.
On conçoit l’intérêt énorme que prit tout à coup à ses yeux frère Timothée, envoyé de Bourgoing, c’est-à-dire d’un ligueur enragé, frère Timothée venu du couvent des jacobins, c’est-à-dire de l’un des centres les plus actifs de la conspiration.
– Buvez, puisque vous avez soif, dit-il d’une voix très adoucie.
Et il versa lui-même une nouvelle rasade au moine, qui alors s’installa et avoua:
– Je ne meurs pas seulement de soif, mais aussi de faim. Songez donc, messire, que j’ai fait en moins de quatre jours le voyage de Paris à Blois…
«Cette fois, songea-t-il, tu m’invites à dîner!»
Et un troisième clignement des yeux indiqua toute l’importance de la mission qu’il venait remplir à Blois.
– C’est donc bien pressé? fit Maurevert qui pâlit à cette idée que Guise, peut-être, allait agir le premier… Voyons, vous savez que je suis bon catholique, bon ligueur, intime de monseigneur de Guise et de votre prieur. Au nom des grands intérêts que vous connaissez, si vous m’êtes envoyé, je vous somme de parler. Et si ce n’est pas moi que vous cherchez, je vous en prie…
– Mon cher monsieur de Maurevert, dit le moine, c’est bien vous que je cherchais car voilà quatre heures que je cours après vous. Le révérend prieur m’a expressément recommandé de ne rien faire sans vos avis. Je parlerai donc. Mais je vous avoue qu’avant dîner, mes idées ne sont jamais bien nettes…
– Venez! dit Maurevert qui tout à coup se leva et gagna rapidement la porte, de façon qu’on vît bien qu’il ne sortait pas en compagnie du moine.
Frère Timothée demeura un instant abasourdi, jeta un dernier regard navré du côté de la cuisine, acheva par acquit de conscience le pot de vin qui était devant lui, et sortit à son tour sans avoir été autrement remarqué. Dans la rue, il détacha sa mule et, mélancoliquement, s’apprêta à suivre Maurevert qui l’attendait.
– Je vous veux traiter, dit Maurevert, selon vos mérites, c’est-à-dire beaucoup mieux qu’en cette auberge. Suivez-moi donc à quelques pas, car il importe qu’on ne nous voie pas ensemble, vous comprenez?