XXXV LE DERNIER GESTE DE FAUSTA
Fausta, dès le matin, avait pris ses dernières dispositions. Elle avait expédié divers courriers et, entre autres, un cavalier chargé de courir au-devant de Farnèse pour lui dire de hâter sa marche sur Paris, car elle ne doutait nullement qu’Alexandre Farnèse ne fût entré en France depuis plusieurs jours déjà.
Puis elle avait tout fait préparer pour son départ le soir même. En effet, elle avait convenu avec Guise qu’aussitôt après le meurtre du roi, c’est-à-dire dans la nuit même, ils marcheraient sur Beaugency, Orléans, et, de là, sur Paris. Ce devait être une marche triomphale, pendant laquelle le duc de Guise devait proclamer ses droits à la couronne.
À Paris devait avoir lieu le couronnement, et Guise devait, dans Notre-Dame, présenter Fausta comme la reine de France.
C’est sur ce grand acte que se concentrait maintenant tout l’effort de Fausta. Tant que Guise ne lui aurait pas mis la couronne sur la tête, elle pouvait craindre qu’il n’essayât d’éluder ses engagements. Pourtant, ce n’était guère possible. Tout, au contraire, laissait présager à Fausta un triomphe définitif après lequel commencerait une série d’autres triomphes.
Ces derniers ordres donnés, ses derniers courriers expédiés, Fausta attendait donc vers huit heures du matin, dans ce grand salon où le cardinal de Bourbon avait célébré son mariage. Elle attendait que Guise vînt lui dire:
– Tout est prêt, madame, ce soir vous serez reine!
Un vague sourire détendait ses lèvres orgueilleuses. Elle souriait à cet avenir splendide qui s’ouvrait devant elle, et elle portait un défi suprême à la destinée.
Tout à coup, des bruits confus parvinrent jusqu’à elle. Et d’abord, elle n’y prêta pas attention, car les bourgeois criaient souvent par les rues. Puis, brusquement, elle se dressa. Des coups d’arquebuses éclataient. Elle entendait des piétinements de chevaux, des cris de terreur, des hurlements de bataille. Une sueur froide pointa à son front. Que se passait-il? Il lui eût été facile de le savoir en envoyant un valet interroger le premier venu dans la rue. Mais Fausta ne voulait pas savoir.
Elle en arrivait à deviner la vérité, à reconstituer l’effroyable vérité. Mais cette vérité, elle essayait d’en retarder en elle l’explosion. Haletante, pâle comme une morte, à demi penchée, elle écoutait ces bruits de dehors; des paroles lui parvenaient, qui confirmaient la supposition atroce. Elle ne pensait plus; dans sa tête, c’était un vertige, un chaos d’idées entrechoquées; elle frissonnait convulsivement et ses dents grinçaient…
Près de deux heures s’écoulèrent. Les bruits, peu à peu, s’éloignaient… Fausta pressa son front à deux mains et murmura:
– Aurai-je le courage de savoir ce qui se passe!… Quoi?… Est-ce possible?… Un tel effondrement si près du triomphe!… Folie!… Allons… c’est une échauffourée de bourgeois… Guise est en sûreté… ce soir, à dix heures, ce qui doit être sera!…
Elle frappa fortement sur un timbre et un laquais apparut. Et comme elle allait lui donner l’ordre de s’enquérir de la cause de ces bruits qui agitaient la ville, le laquais lui dit:
– Madame, un gentilhomme est là, qui ne veut pas dire son nom et veut parler à Votre Seigneurie.
– Qu’il entre! dit Fausta d’une voix faible, et presque malgré elle. Et à peine eut-elle dit cela qu’elle s’en repentit. La pensée était en elle que ce gentilhomme inconnu allait la lui dire, la cause des bruits, et que cette cause était terrible.
Au même instant, Pardaillan entra dans le salon. Fausta fut secouée d’une sorte de frisson nerveux et fixa sur lui des yeux exorbités par une indicible épouvante. Elle voulut pousser un cri, et sa bouche demeura entrouverte sans proférer aucun son. Elle voulut reculer comme devant une apparition d’outre-tombe, et elle ne put que se cramponner des deux mains au dossier d’un fauteuil. Pardaillan s’approcha d’elle, le chapeau à la main, s’inclina profondément et dit:
– Madame, j’ai l’honneur de vous annoncer que je viens de tuer M. le duc de Guise…
Un soupir atroce gonfla la poitrine de Fausta. Elle se sentait mourir. Et la présence de Pardaillan… Pardaillan vivant! Pardaillan qu’elle croyait au fond de la Seine… cette présence ce combinant, formant un tout avec l’annonce de la catastrophe, l’arrachait au domaine de la réalité pour la pousser dans le fantastique. Elle rêvait… C’était un rêve hideux, inconcevable, mais ce n’était qu’un rêve… Sûrement elle allait se réveiller!
– Madame, continua Pardaillan, il m’a paru que c’était une légitime satisfaction que je me donnais à moi-même en venant vous annoncer ce que j’ai fait. Je vous avais prévenu jadis que, moi vivant, Guise ne serait pas roi, et que vous ne seriez pas reine.
Un sourd gémissement s’échappa des lèvres blêmes de Fausta, et elle put murmurer:
– Pardaillan!…
– Moi-même, madame. Je conçois votre étonnement, puisque, après avoir voulu m’assassiner un certain nombre de fois, vous m’avez livré aux gens de Guise le jour même où je vous arrachais aux griffes de Sixte.
– Pardaillan! répéta Fausta dans un souffle.
– En chair et en os, madame, n’en doutez pas. Tenez, je vais vous dire. Dans l’abbaye de Montmartre, le jour où vous avez crucifié la pauvre petite Violetta, je vous ai vue si courageuse au milieu des traîtres, si orgueilleuse devant la mort, que sans doute ce jour-là, je vous aurais pardonné tout le reste et, par la même occasion, j’eusse pardonné à Guise. Mais vous m’avez obligé à faire un deuxième voyage dans la nasse. Ceci n’était pas de jeu, madame, j’ai compris que vous étiez une force inhumaine, et qu’il fallait vous écraser. Eh bien, je vous écrase, un mot y suffit: Guise est mort, madame! mort quelques heures avant d’être roi et de vous couronner reine. Et c’est moi qui l’ai tué…
Il se tut et considéra Fausta avec cette tranquillité modeste qui était peut-être la plus redoutable des ironies. Fausta, alors, parla, d’une voix basse et pénible, comme si les mots eussent eu de la peine à sortir. Elle dit à peu près ceci:
– Puisque vous vivez, vous, il n’est pas étonnant que je sois écrasée, moi, et que du haut de la plus étincelante destinée entrevue, je sois précipitée dans un abîme de honte et de douleur. Lorsque j’ai entendu crier dans la rue, j’ai vu Guise mort… et je vous ai vu. En vain j’ai repoussé votre image maudite… je savais que vous étiez là!…
Elle s’arrêta, grelottante; une flamme de folie passa dans ses yeux.
– Mon malheur est complet, reprit-elle. J’étais tout. Je ne suis rien. Mais vous qui venez vous repaître de ma douleur, vous qui m’écrasez et trouvez en vous le courage de vous réjouir de l’écrasement d’une femme, vous l’hypocrite qui jouez à la générosité, vous le faux chevalier qui venez insulter à ma misère, sachez-le, vous êtes plus bas que moi. Misérable spadassin, plus vil que le dernier bravo, vous avez mis votre rapière au service de vos vengeances; vous croyez porter l’épée, vous ne tenez qu’un couteau. Que faites-vous ici? Dehors! J’ai voulu vous tuer quand j’ai cru que vous étiez un homme. Vous êtes un laquais qui, par derrière et dans l’ombre, a frappé un maître, et je vous chasse. Dehors! Allez demander à Valois le prix de votre assassinat!
Elle parlait d’une voix rauque et si précipitée qu’à peine elle était intelligible. Son bras tendu vers la porte tremblait. Pardaillan avait baissé la tête, pensif.
Soudain, en la relevant, il vit Fausta qui marchait sur lui le poignard à la main. Elle rugissait. Une mousse légère blanchissait le coin de ses lèvres, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat dévorant. Il la laissa s’approcher. Et au moment où elle levait le bras, il n’eut qu’un geste: il saisit le poignet de Fausta et le maintint rudement dans ses doigts.
– Que faites-vous? dit-il. Allons, madame, on ne me tue pas ainsi, moi! Car mon heure n’est pas venue. Tenez, je vous lâche: osez me frapper!
Il la lâcha et se croisa les bras. Fausta le regarda. Elle le vit si calme, si étincelant de bravoure, vraiment plus fort que la mort, et avec une telle pitié dans les yeux, qu’elle laissa tomber son arme; elle recula et éclata en sanglots.
– Madame, dit Pardaillan, avec une grande douceur, la scène de la cathédrale de Chartres est vivante dans mon esprit; vos lèvres ont touché mes lèvres, et c’est pour cela que je suis ici. Que je me sois donné la satisfaction de vous annoncer la mort de Guise, ce n’est pas injuste. Mais vous avez raison, peut-être n’est-ce pas généreux. Laissez-moi donc vous dire qu’en venant ici, j’avais un double but. D’abord, vous dire que vous ne serez pas reine, et après tout, générosité à part, il fallait bien vous prouver que je tenais ma parole puisque dès notre première rencontre, je vous ai dit: «Je ne veux pas que Guise soit roi!…» Ensuite, madame, au château, j’ai vu arrêter sous mes yeux, le cardinal de Guise, et M. d’Espignac, et M. de Bourbon, et d’autres. Et j’ai entendu le cardinal de Guise crier à M. d’Aumont qui l’arrêtait: «C’est une trahison de la Fausta…» J’ai pensé, madame, qu’on viendrait vous saisir, vous aussi, et cette épée qui a brisé votre royaume, je me suis dit que je devais la mettre au service de votre vie et de votre liberté. Car vous êtes jeune et belle. Vous pouvez, vous devez vous refaire une existence, et si vous n’avez pas trouvé le pouvoir, peut-être trouverez-vous le bonheur. À une lieue de Blois, j’ai préparé deux chevaux, un pour vous, un pour quelque serviteur qui vous accompagnera. Hâtez-vous de me suivre, tandis qu’il en est encore temps…