Henri III fut secoué par un frisson, sa mère ne l’ennuyait plus… elle l’épouvantait. Tout ce mystère dont s’enveloppait Catherine et qui lui donnait des allures de sibylle, ces paroles de terreur et de mort qu’elle prononçait d’une voix funèbre, ces attitudes qu’elle prenait naturellement, comme une bonne comédienne qui ne peut plus se défaire des gestes scéniques, tout cet ensemble produisait sur le roi une profonde impression.
– Or, reprit Catherine avec un sourire amer, puisque votre père a déclaré que je sens la mort, je ne dois pas le faire mentir, car il serait capable de venir me tirer par les pieds, à l’heure des minuits terribles…
– Madame, fit sourdement Henri III, croyez-vous donc vraiment que les morts peuvent sortir de leurs tombes pour venir tourmenter les vivants?…
– Pourquoi non? dit Catherine en pâlissant davantage.
Henri III regarda autour de lui avec une évidente inquiétude.
– Que craignez-vous? demanda Catherine.
Elle étendit la main comme pour une adjuration.
– Je vous comprends. Je lis sur votre visage bouleversé que vous redoutez la visite de votre frère Charles…
– Madame… balbutia Henri en s’essuyant le front.
– Ou de Coligny, ou de l’un de ceux du grand massacre… Eh bien, rassurez-vous! Je prends sur moi toutes ces morts. Tous ces spectres, je les ai conjurés, avec l’aide de Ruggieri. Et si jamais ils viennent nous demander des comptes, c’est à moi… à moi seule qu’ils devront s’adresser. Je suis de taille à les recevoir et à leur répondre.
En parlant ainsi, la vieille reine se redressa. Et vraiment on l’eût prise pour un spectre conjurant d’autres spectres. Henri la considérait avec une admiration mêlée d’effroi. Il eût tout donné pour que sa mère s’en allât. Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de lui trouver une sorte de grandeur tragique.
– Que disions-nous? reprit Catherine. Oui… que les morts sortent parfois de la tombe, et que je ne voulais pas faire mentir votre père. Je dois répandre autour de moi de la mort. Quand je regarde mon passé, Henri, j’y vois une innombrable quantité de morts. Ma vie… la vôtre… notre vie est faite de morts… Et aujourd’hui encore, la terrible question revient plus pressante, plus âpre que jamais: mourir ou tuer!… Mon fils, voulez-vous mourir? Voulez-vous tuer?… Choisissez!…
– Au nom de Notre-Dame! murmura Henri en faisant un signe de croix, expliquez-vous, ma mère!
– Je m’explique. Si vous n’êtes décidé à tuer, il faut vous préparer à mourir!…
– Tuer!… Mais qui?…
– Ceux qui veulent votre mort, à vous!
– Et qui sont ceux-là? haleta le roi.
– Lisez! répondit la reine mère.
Catherine tira un papier de dessous les voiles noirs qui l’enveloppaient et le tendit à Henri, qui le saisit avidement, s’approcha d’un flambeau et se mit à lire. C’était la lettre que Maurevert avait remise à la vieille reine. Quand il eut fini sa lecture, Henri se retourna vers sa mère. Il était livide, et ses mains tremblaient.
– Ainsi, gronda-t-il, Guise veut m’assassiner malgré son serment d’amitié. Car je ne le comprends que trop. Cette mort dont il est ici question, c’est la mienne, n’est-ce pas?…
Catherine fit un signe de tête affirmatif.
– Qui vous a remis cette lettre? reprit Henri III.
– Un serviteur de Guise, un traître, car il a ses traîtres autour de lui, comme nous avons eu les nôtres… le sire de Maurevert.
– Il faut récompenser cet homme, madame!
– C’est fait.
– Et depuis quand avez-vous cette lettre? reprit le roi, chez qui l’épouvante faisait place maintenant à un accès de colère furieuse.
– Depuis huit jours, répondit Catherine.
Elle n’eut pas plus tôt prononcé ces mots qu’elle s’en repentit et se mordit les lèvres… En effet, le roi s’était écrié:
– Huit jours!… La lettre est donc antérieure au serment d’amitié!…
– Oui! répondit Catherine. Mais qu’importe! Si vous croyez que Guise a voulu vous tuer, qu’importe le moment où il l’a voulu!… Ah! Prenez garde! je vois que déjà votre colère tombe, que votre terreur s’évanouit… Insensé!… prenez garde, vous dis-je. Si vous ne voulez pas mourir, il faut tuer!…
– Madame, fit froidement Henri III, vos soupçons vous égarent. Rien dans cette lettre ne prouve positivement que le duc a pu concevoir ce forfait. Et l’eût-il conçu, le serment efface tout. Eh! n’ai-je pas voulu le tuer moi-même?… Cela m’empêcha-t-il de tenir mon serment de bonne foi? Il est impossible qu’un homme dans son bon sens s’expose à la vengeance qui l’atteindrait sûrement s’il parjurait un serment fait sur le Saint-Sacrement et l’Évangile. La terre s’entrouvrirait sous ses pieds, et le ciel foudroierait l’impie…
Catherine frémissait.
– Aveugle! murmura-t-elle. Ainsi, vous refusez de me croire, mon fils!
– Je crois, dit Henri fermement, que votre affection vous rend injuste. Croyez-vous, madame, que j’éprouve une amitié pour le duc? ou que je croie à la sienne? Non, je le subis. Voilà tout. Il est fort, il tient le royaume avec sa Ligue. Si je veux rentrer à Paris en roi, je dois plier aujourd’hui, quitte à prendre ma revanche plus tard. Vous même, ne m’avez-vous pas mille fois enseigné cette politique?… Quant à supposer un seul instant qu’il veuille se parjurer, ceci, madame, est tout à fait impossible!
– Et si je vous le prouvais, Henri!… Si je vous apportais cette preuve qu’aujourd’hui comme avant le serment, le duc veut votre mort, que feriez-vous?…
Henri frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Oh! grinça-t-il, malheur à lui, en ce cas! Car je serais pour lui la foudre du ciel et je croirais non pas seulement me préserver, mais venger la majesté divine en le frappant! Ce que je ferais?… Je réunirais à l’instant les plus braves de mes gentilshommes et je leur dirais: Allez! et ne revenez qu’avec sa tête!…
– Sire, dit Catherine en se levant, je vous demande trois jours; dans trois jours, je vous apporterai la preuve!
– Malheur! répéta le roi. Malheur sur lui! La preuve!… et je lâche ma meute sur ce sanglier!
– Et voilà ce qu’il ne faut pas faire, Henri! dit vivement la vieille reine. Si je vous prouve que Guise est parjure, qu’il veut vous tuer, que vous devez tuer pour ne pas mourir, si je prouve cela, sire, il faut plus que jamais le caresser! Il faut ruser, patienter, attendre le moment favorable et préparer nos filets de sorte que ni lui ni aucun des siens ne nous échappe. Sire, c’est ici une nouvelle Saint-Barthélémy qu’il nous faut! Les trois Lorrains doivent mourir, si vous voulez vivre! Les chefs de la Ligue doivent mourir! Tous ces insolents ligueurs qui vous rient au nez doivent mourir!… Laissez-moi faire… Laissez-moi tout préparer, tout combiner!… Il suffira qu’au dernier moment vous donniez l’ordre et le signal… Adieu, mon fils. Méditez mes paroles… et puisqu’il s’agit de semer la mort autour de nous, laissez agir celle qui sent la mort!…
En même temps qu’elle parlait, Catherine s’était lentement reculée vers la porte… en sorte qu’aux derniers mots elle parut s’effacer, s’évanouir dans l’ombre… Et à ce moment, dans le grand silence qui pesait sur le château de Blois, la grande horloge se mit à sonner.
Henri haletant, les cheveux collés au front par la sueur, compta les coups…
– Minuit! murmura-t-il quand le bronze à son tour eut fait silence. L’heure où les morts sortent de leurs tombes… Est-ce bien ma mère… est-ce un spectre qui était là, à l’instant, et qui vient de me dire ces terribles paroles: tuer!… Toujours tuer!…
Dans cette seconde, une clameur étouffée parvint jusqu’à Henri III, une plainte au loin traversa l’espace… quelque chose comme le cri d’agonie d’un homme qu’on tue… Les cheveux d’Henri se dressèrent sur sa tête.
Il demeura immobile à la même place, à demi penché, haletant.
Il écouta… Mais la plainte ne se renouvela pas. Le triste silence de novembre enveloppait toutes choses, comme si les brouillards de la Loire eussent ouaté la ville et la campagne. Dans le château, ce silence était plus lourd encore, et nul ne semblait s’être inquiété de ce cri d’homme qu’on égorge…
Alors une sorte de terreur superstitieuse s’empara du roi… Il lui sembla que c’était lui-même qui, dans la nuit, avait poussé cette plainte… Et que c’était lui qu’on égorgeait… Un faible soupir gonfla sa poitrine, et il s’évanouit dans son fauteuil…