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– Elle est à vous le jour que je vous ai dit, à condition que la veille de ce jour, c’est-à-dire le vingt-et-unième d’octobre, vous m’aidiez dans une petite opération que j’ai résolu de mener à bien…

– Ah! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours!…

– N’en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon opération et vous assignerai votre rôle. Pour le moment, veuillez m’envoyer chercher celle de vos petites prisonnières qui s’appelle Jeanne.

Claudine, encore tout éblouie, s’élança. Quelques minutes plus tard, elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivité de Violetta, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud.

Depuis qu’elle était enfermée dans l’enclos du couvent, Jeanne Fourcaud s’attendait toujours à voir apparaître sa sœur Madeleine, ainsi qu’on le lui avait promis. Elle avait cent fois répété à Violetta sa triste histoire et sa merveilleuse délivrance.

Condamnée à mourir avec sa sœur Madeleine, une nuit, dans son cachot de la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens. Alors elle avait cru que sa dernière heure était venue et qu’on venait la chercher pour la conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer, où la pitié l’avait guidée, s’était penchée sur elle en disant:

– Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez, mais encore vous êtes libre…

– Et Madeleine? s’était écriée Jeanne.

– Madeleine, avait répondu la femme, est déjà délivrée et en sûreté… Alors, ivre de joie, pareille à une morte qu’un miracle ferait sortir du tombeau, elle avait suivi sa libératrice. On l’avait conduite jusqu’à une litière qui se trouvait dans la sombre cour de la forteresse; on l’avait fait monter dans cette litière; un homme s’était installé près d’elle, la tenant toujours par le bras… la litière s’était mise en route, et ne s’était arrêtée que devant la porte de l’abbaye de Montmartre. Là, on l’avait enfermée dans le pavillon de l’enclos…

Et depuis, elle attendait… tantôt songeant à cette inconnue qui l’avait délivrée avec un sentiment de reconnaissance exaltée, tantôt au contraire ne se la rappelant qu’avec une confuse terreur. Qui était cette femme? Elle pouvait à peine le soupçonner. Quelque dame de la cour, sans doute, qui avait eu pitié d’elle…

Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas, puisque Fausta portait un masque la nuit où elle était descendue dans les C achots de la Bastille. La pauvre petite était toute tremblante. Elle était bien jolie aussi. Fausta la considéra quelque temps d’un œil sombre et murmura:

– Oui… c’est bien la fille de Belgodère… Me reconnaissez-vous? demanda-t-elle à haute voix.

Jeanne Fourcaud – ou plutôt Stella – secoua la tête.

– Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre cachot de la Bastille et vous a délivrée…

Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s’illuminèrent. Elle s’avança rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa…

– Oh! madame, murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous remercier! Depuis cette nuit si terrible et si douce, il n’est pas une heure où je n’aie songé à vous… et avec quelle anxiété j’attendais ce moment où je puis vous dire que mon cœur vous bénit, mais…

Elle s’arrêta, hésitante, et timidement leva sur Fausta ses yeux noyés de larmes.

– Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui bouleversa la pauvre petite.

– Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez être bonne… je puis donc vous dire que si je vous ai bénie à chaque minute de ma vie depuis cette nuit-là, j’ai aussi beaucoup pleuré … Madeleine, madame, ma sœur Madeleine… quand dois-je la retrouver?

Si impassible que fût Fausta, si terrible que fût la pensée qui la guidait, elle ne put s’empêcher de frissonner. Ces quelques mots de Jeanne venaient d’évoquer en elle une effrayante vision: Madeleine Fourcaud, dont le corps se balançait au-dessus des flammes du bûcher et tombait enfin dans la fournaise, tandis que Violetta, aux mains du bourreau, s’approchait pour subir le même supplice… et alors Pardaillan apparaissant tout à coup, la mêlée, les chevaux qui se cabrent et fuient, et enfin Violetta sauvée… À ce souvenir, un amer soupir gonfla son sein.

– Vous reverrez votre sœur Madeleine, dit-elle.

– Est-ce vrai? palpita Jeanne. Et sera-ce bientôt?…

– Bientôt, oui, je le crois… mais, mon enfant, je suis venue vous trouver ici où je vous ai mise à l’abri, pour vous entretenir d’un sujet bien grave… Dites-moi, vous rappelez-vous votre père?…

– Hélas! madame, balbutia la malheureuse enfant qui éclata en sanglots, comment pourrais-je l’avoir oublié, alors qu’il y a quatre mois à peine, mon pauvre père plein de vie nous prodiguait encore ses caresses, à ma sœur et à moi?…

– Et votre mère?

Jeanne considéra Fausta avec un regard de douloureux étonnement.

– Ma mère? murmura-t-elle.

– Oui. Je vous demande si vous vous rappelez votre mère…

– Madame, vous ne savez donc pas que ma mère est morte peu de temps après m’avoir donné le jour? Ma sœur Madeleine, plus âgée que moi, pourra sans doute vous parler d’elle… car elle m’en a parlé bien souvent… mais moi… je ne l’ai vue qu’à un âge dont je n’ai pas conservé le souvenir…

– Et qu’en disait votre sœur?… Quelle femme était votre mère?… Belle, n’est-ce pas?

– Très belle, madame; Madeleine me disait que notre mère était d’une admirable beauté…

– N’avait-elle pas des yeux bleus?…

– Oui, madame, fit Jeanne étonnée.

– De grands cheveux blonds?…

– C’est bien le portrait que m’en a souvent tracé Madeleine… Mais madame… auriez-vous connu ma mère?…

– Je la connais, dit Fausta simplement.

– Mon Dieu, madame, s’écria Jeanne tremblante, que dites-vous là?…

– Je dis que je connais votre mère…

– Oh!… mais… vous parlez comme si ma mère n’était pas morte depuis de longues années déjà… mais c’est une folie… une imagination que je me crée?

– Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta sans répondre, est-ce que votre père vous parlait souvent de votre mère?…

– Jamais, madame…

Fausta eut un tressaillement de joie.

– Sans doute mon pauvre père cherchait à écarter de lui de pénibles souvenirs: sans doute il souffrait cruellement de la mort de notre mère… c’est du moins l’explication que me donnait ma sœur…

– Et si je vous disais qu’il y a une autre explication plus naturelle, plus juste au silence de votre père?… Si je vous disais que votre mère n’est pas morte, mais simplement disparue?…

– C’est un rêve! murmura Jeanne en secouant la tête.

– Pourquoi un rêve?… Écoutez-moi!… Supposez qu’à la suite d’une grande terreur, votre mère soit tombée malade… Supposez qu’elle soit… par exemple… devenue folle…

Jeanne frémissait de tout son être. Elle entendait. Elle écoutait. Et elle se refusait à croire à la réalité de la minute qu’elle vivait à ce moment.

– Si cela est, continua Fausta, si votre mère, à la suite de quelque catastrophe, a perdu la raison; si votre père a désespéré de la guérir, si enfin dans un accès de sa folie, elle a disparu, et si votre père, après l’avoir longtemps cherchée, a dû renoncer à la retrouver, n’est-il pas naturel qu’il vous ait fait croire qu’elle était morte?…

– Madame!… madame! balbutia la jeune fille, c’est moi qui crains de devenir folle en ce moment!…

– Eh bien, Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l’exacte vérité!…

– Impossible! oh! impossible!…

– Cela est pourtant! reprit Fausta avec force.

Jeanne tomba à genoux et se prit à sangloter doucement. Claudine de Beauvilliers avait assisté à cette scène avec satisfaction. Elle se demandait avec une sorte d’épouvante quel but poursuivait cette femme. Mais si nous avons donné à l’abbesse le juste tribut de notre admiration, force nous est d’avouer maintenant qu’elle était trop éblouie par la perspective des deux cent mille livres pour songer à approfondir les actes et les projets de sa terrible protectrice. Fausta se pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement:

– Ne pleurez pas, pauvre petite… Ou plutôt… oui, pleurez… car votre mère, hélas! n’est pas encore guérie… Seulement je sais, moi, le moyen de lui rendre la raison… C’est de vous conduire à elle… C’est vous, vous seule, qui pouvez guérir votre mère…

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