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– Oui… la salle des supplices où je devais périr… Monseigneur duc, écoutez… Voici mon père…

– Monseigneur, râla Claude éperdu, ne la croyez pas: son père, vous savez, c’est le prince Farnèse…

– Mon père, continua Violetta, c’est celui qui m’a prise, enfant, dans ses bras protecteurs, qui m’a consacré sa vie et m’a donné le meilleur de lui-même… Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon cœur j’ai uni ma destinée à la vôtre… Je ne pense pas que je puisse jamais vous oublier, et je crois que s’il fallait jamais nous séparer, ajouta-t-elle d’une voix altérée, je serais bientôt morte…

– Ô mon enfant! fille adorée de mon cœur! sanglota maître Claude.

– Nous séparer! balbutia le duc d’Angoulême en frissonnant. Chère fiancée, vous voulez donc que je meure?…

– C’est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s’il fallait que mon bonheur fût au prix du malheur de mon père!… Écoutez, mon cher seigneur, mon père s’appelle maître Claude…

– Mon enfant… par pitié!… oui, par pitié pour ton vieux père Claude… tais-toi!…

– Mon père, continua Violetta avec l’intrépidité des héroïnes de jadis qui marchaient à l’ennemi la hache à la main, mon père est un bourgeois de Paris. Le voici. Je n’en connais pas d’autre. C’est lui qui m’a élevée… avec quelles tendresses, avec quels soins délicats, nul ne le saura jamais que moi… c’est toute sa vie qu’il m’a donnée, monseigneur. Si je vis, c’est à lui que je le dois… Or, après une longue séparation, quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie… Et maintenant, écoutez, mon cher seigneur… Ce jour-là, après m’avoir sauvée, il sanglotait comme maintenant… Et quand je voulus savoir quel chagrin il y avait dans l’existence de ce juste, quelle douleur il m’avait cachée à force de tendresse et de dévouement, il m’apprit qu’il n’était pas digne de s’appeler mon père, parce qu’il était autrefois bourreau juré de la ville de Paris. Monseigneur, regardez-moi, je suis la fille de maître Claude!…

Charles d’Angoulême livide, frissonnant, les cheveux hérissés, recula de deux pas, cacha son visage dans ses mains, et jeta une sorte de gémissement lamentable:

– Le bourreau!…

«Puissance du ciel, je puis mourir heureux! cria en lui-même maître Claude, transfiguré, le visage rayonnant d’une joie surhumaine… Ange de ma pauvre vie! Bénie sois-tu pour cette minute d’ineffable orgueil que tu donnes au cœur de ton père!»

À ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu’il portait dans son aumônière et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixés sur Charles, attendant sa décision avec la vertigineuse anxiété de l’être au bord d’un abîme, Violetta n’avait pas vu ce geste!… Et Charles, comme assomme par cette révélation, ne l’avait pas vu davantage!…

Pendant quelques secondes, les yeux fermés sous ses mains demeurèrent pourtant comme éblouis par de sinistres lueurs… Quand il laissa retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune fille poussa un grand cri de joie éperdue… Car dans les yeux de son fiancé, elle venait de voir que l’amour était vainqueur de la révélation, de l’horreur, de l’épouvante, de tout au monde!…

Dans le même instant, les deux amants étaient dans les bras l’un de l’autre et échangèrent l’étreinte par laquelle ils étaient désormais unis à jamais… Charles prit une main de Violetta dans sa main, s’avança vers Claude, et pâle encore, mais la physionomie rayonnante de mâle loyauté, prononça:

– Monsieur, laissez-moi saluer en vous le père de celle que j’adore et à qui, devant vous, je consacre ma vie… Ce que vous fûtes, je l’ignore. Ce secret s’est déjà évanoui de mon cœur… Que ceci ne vous étonne pas, monsieur. J’ai été quelques mois à l’école d’un homme dont le contact m’a transformé, qui a aboli en moi d’anciennes croyances et m’a fait une âme nouvelle. Le chevalier de Pardaillan, monsieur, m’a appris qu’un homme est hideux, même sous le manteau royal quand il ignore la justice et la bonté; qu’un homme est vénérable quand il porte un cœur d’homme battant à tous les sentiments d’amour, de pardon, de suprême indulgence. C’est ce que vous êtes, et voici ma main!…

Charles tendit sa main en frémissant malgré lui. Claude la saisit et poussa un long, un profond soupir, en murmurant:

– Maintenant, je suis sûr du bonheur de ma fille!…

– Ô mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous bénis!… Ô mon bon père… tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur!…

Claude sourit d’un sourire qui contenait sûrement tout le bonheur et tout l’amour… Presque au même instant, il sentit une sueur glaciale pointer à la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux, puis, comme tout se mettait à tourner autour de lui la ronde vertigineuse de l’agonie, il s’allongea sur le sol, les mains crispées sur l’herbe.

– Père! père! cria Violetta en s’agenouillant et en soutenant la tête de Claude.

– Ne t’inquiète pas… c’est… c’est la joie…

– Oh! bégaya la jeune fille épouvantée, mais son visage se décompose… ses mains se glacent… Seigneur! est-ce que mon père va mourir?…

Claude se raidit.

Un sourire ineffable illumina son visage monstrueux et, dans un râle haletant, d’une voix infiniment douce, il répondit:

– Mourir… oui!… je meurs… Mon enfant, je meurs de joie… quelle belle et heureuse fin!… Ne pleure pas… il est impossible… de mourir… plus heureux… puisque je meurs de joie!… Monseigneur, ma bénédiction vous accompagnera dans la vie… Je vous donne cette enfant… ce cher trésor… Adieu… ta main, mon enfant… ta main…

Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta… Il l’appuya sur ses lèvres et ferma les yeux…

– Mon père est mort! sanglota la jeune fille…

– Mort!… râla Claude dans un sourire d’indicible bonheur… mort de joie!…

Et il expira…

À ce moment, et comme Violetta, affaissée sur elle-même, étouffait ses sanglots dans un pan de son manteau ramené sur son visage, le duc d’Angoulême, jetant les yeux autour de lui, aperçut le petit flacon qui avait roulé presque au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de pitié profonde… Il avait compris de quoi maître Claude était mort!…

Alors, il se baissa; et pour que ce flacon ne fût pas vu de sa fiancée, pour qu’elle pût garder à jamais cette touchante illusion qu’avait voulu créer le bourreau dans le dernier souffle de son dévouement, il plongea la petite et frêle capsule dans l’eau pure de la source…

Le flacon se remplit d’eau, coula à pic et disparut au fond de la source, qui continua à s’échapper avec un bouillonnement très doux, s’épanchant et formant le joli ruisseau qui murmurait sur les pierres polies des rampes de Montmartre…

À ce moment, une jeune fille sortit de l’abbaye en courant, s’arrêta un instant non loin du chêne sous lequel gisait Belgodère étranglé, jeta autour d’elle des yeux égarés, et apercevant enfin le groupe formé par Charles d’Angoulême et Violetta agenouillée près de Claude, elle descendit d’un pas affolé par la terreur, et, reconnaissant Violetta, se pencha sur elle et jeta un cri de joie folle.

– Chère et douce compagne de captivité, murmura-t-elle. Nous sommes donc libres!… Au prix de quelles horreurs, hélas!… Mais comment avez-vous échappé à l’abominable supplice?…

Violetta levant son visage baigné de larmes reconnut Jeanne Fourcaud, se leva et se jeta dans ses bras en sanglotant:

– Mon père est mort!…

C’était en effet la fille de Belgodère [8] .

Au moment où se produisait la collision entre Fausta et Sixte-Quint, elle s’était relevée, épouvantée du rôle inconscient qu’elle avait joué dans cette tragédie. Le cri du cardinal Farnèse, les plaintes déchirantes de Léonore prosternée au pied de la croix, lui avaient appris que Fausta avait menti, qu’elle n’était nullement la fille de la bohémienne Saïzuma… Alors, affolée par le spectacle qu’elle avait sous les yeux, elle avait traversé le jardin en courant, était arrivée à l’abbaye, avait trouvé une porte ouverte et, sans savoir, poussée par l’épouvante, se retrouva sous la voûte, vit le grand portail ouvert et s’élança au dehors. Elle passa près du cadavre de Belgodère – son père! – sans le voir.

Le duc d’Angoulême vit un secours dans l’arrivée de cette belle enfant qu’il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa fiancée. Il glissa quelques mots à l’oreille de Jeanne Fourcaud, qui entraîna Violetta loin du pauvre corps du bourreau enfin rendu à la paix qu’il avait en vain cherchée toute sa vie.

Quelques paysans du hameau s’étaient approchés… Charles leur fit signe, et moyennant une pièce d’or, obtint qu’ils enlevassent le cadavre, qui fut déposé dans une chambre. Quant à celui de Belgodère, il fut enterré à l’endroit même où il était tombé.

Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumière où reposait le corps de maître Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d’Angoulême s’était rapproché de l’entrée de l’abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait pénétrer dans l’intérieur du couvent lorsqu’il le vit apparaître.

[8] Stella devait toujours ignorer la vérité sur sa naissance, puisque Belgodère était mort. Elle ne sut jamais ce que sa sœur Flora (Madeleine Fourcaud) était devenue. Elle vécut, par la suite dans la conviction qu’elle s’appelait Jeanne Fourcaud, qu’elle était bien la fille procureur du huguenot. En 1591, elle épousa M. de Virac, officier des armées d’Henri IV. (Note de M. Zévaco)


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