Livides, haletants, hagards, faibles comme des enfants devant cette force, ils reculèrent, franchirent la porte et se postèrent dans le petit escalier.
– Dix minutes! balbutia Sainte-Maline.
– Dix minutes, pas plus! dit Pardaillan.
Et il ferma la porte de l’escalier. Alors, il eut un long soupir et un sourire. Et, les bras croisés, il se tourna vers la porte de l’antichambre au moment où les bruits lointains s’éteignaient, et où une voix, dans l’antichambre, disait:
– Dans le cabinet, monseigneur! Sa Majesté vous attend dans le cabinet.
Puis un silence effrayant pesa sur le château. Pardaillan entendit le pas lourd et violent qui traversait l’antichambre. La porte s’ouvrit. Le duc de Guise parut et fit deux pas.
En une seconde, Guise vit que le roi n’était pas dans le cabinet. Il vit Pardaillan debout, immobile, les bras croisés. Il pâlit légèrement, et d’un mouvement rapide, se retourna vers la porte pour sortir. Au même instant, cette porte se referma, et Guise sentit qu’on la retenait fermée, de l’antichambre. Alors, il se tourna vers Pardaillan, redressa son buste, rejeta la tête en arrière, par un mouvement de dédain qui lui était habituel, et dit:
– Qui êtes-vous? Que voulez-vous? Que faites-vous là?
– Mon nom est inutile, dit Pardaillan. Vous me reconnaissez. Je suis celui qui, dans la cour de l’hôtel Coligny, voici seize ans de cela, vous a souffleté.
Guise grinça des dents.
– Je suis celui qui, sur la place de Grève, voici huit mois de cela, vous a crié devant dix mille personnes que vous vous appeliez Henri le Souffleté, et non Henri le Balafré…
– Enfer! rugit Guise.
– Je suis celui qui, dans la rue Saint-Denis pour sauver une pauvre femme, s’est rendu à vous, celui que vous avez appelé lâche, celui qui vous a déclaré alors qu’il vous rentrerait ce mot dans la gorge, et que vous ne péririez que de sa main… Henri de Guise! Henri le Souffleté! Ce que je veux? Ton sang pour laver l’insulte!… Henri de Guise! Assassin de Coligny et de tant de malheureux seigneurs, ce que je fais ici? Je t’y attends pour t’offrir un combat loyal, épée contre épée, dague contre dague, cœur contre cœur!…
– Vous êtes fou, mon maître! grinça le duc. Holà! Du monde pour arrêter ce fou!…
Et Guise voulut ouvrir cette porte. Mais, alors, derrière cette porte, il entendit des voix rauques!
– Tue! Tue! Mort à Guise! Hardi, Chalabre! Hardi, Sainte-Maline!…
Guise devint livide… dans un éclair, il comprit tout!…
– Monsieur, dit Pardaillan, il ne vous reste qu’un espoir; c’est de sortir par cet escalier en tuant les trois gentilshommes qui vous y attendent… après m’avoir tué moi-même, toutefois!… Décidez! Je vous offre le combat loyal… Si vous refusez, j’ouvre ces portes, je laisse entrer les bandes d’assassins, et je leur crie: «Tuez cet homme! Il est trop lâche pour se défendre!…»
Le Balafré eut autour de lui ce regard morne qui semble attendre, appeler une intervention surnaturelle. Dans cet instant tragique, il comprit quel guet-apens avait été préparé contre lui. Il éprouva le regret désespéré de n’avoir pas agi plus tôt… le roi le devançait… il était perdu! Et ce fut alors, quand il se fut rendu compte qu’il n’avait plus d’espoir que dans la force de son bras, ce fut alors qu’il recouvra cette bravoure qui sur les champs de bataille faisait de lui un incomparable soldat.
Tuer cet homme… ce misérable Pardaillan… puis se jeter dans l’escalier, renverser tout ce qui lui ferait obstacle… passer par l’appartement de la reine, et tout sanglant, pareil à la foudre, tomber dans la cour carrée, appeler ses hommes aux armes, envahir le château, parvenir jusqu’au roi et le poignarder de sa main… tel fut le plan qui s’imposa à lui, en cette seconde où littéralement il devait vaincre ou mourir.
Sans dire un mot, donc, il tira son épée et fondit sur Pardaillan, dans l’espoir que celui-ci n’aurait pas le temps de dégainer. Pardaillan se rejeta d’un bond en arrière, et dans le même instant, Guise le vit en garde, la rapière au poing.
Ce fut bref, terrible, foudroyant. Pardaillan sans une feinte, sans un battement, risquant vie pour vie, se fendit d’un coup droit, un seul coup furieux, irrésistible, et le Balafré lâcha son épée, battit l’air de ses bras et tomba en arrière: il avait la poitrine traversée de part en part… Alors Pardaillan rengaina sa rapière, se pencha sur le duc, demeura une minute immobile, pensif, puis murmura:
– Il est mort… mort d’un mot qu’il m’a dit un jour devant la Devinière … Adieu, monseigneur duc. Un coup d’épée pour un mot, est-ce trop? Non sans doute. Seulement votre mot ne faisait que changer un peu la pensée du pauvre chevalier errant que je suis, et mon coup d’épée à moi change la face du royaume.
Ayant ainsi philosophé à sa façon, Pardaillan s’étant assuré d’un dernier regard que le duc était bien mort, ouvrit la porte du petit escalier et vit les trois têtes livides dans la pénombre.
– Messieurs, dit-il, les dix minutes ne sont pas écoulées. N’importe, vous pouvez entrer. Je vous tiens quittes de votre dette, et je vous rends le duc de Guise.
Et il se mit à monter tranquillement l’escalier. Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se ruèrent dans le cabinet, le poignard à la main. Ils virent le duc étendu, sans mouvement et perdant son sang par sa blessure.
Ils s’arrêtèrent, frappés de vertige et contemplèrent le cadavre de leurs yeux exorbités.
Que s’était-il donc passé entre Pardaillan et le duc? Ils pouvaient à peine l’imaginer, si rapide, foudroyante et silencieuse avait été la scène du duel. Mais à ce moment, le cadavre fit un mouvement… Guise n’était pas mort!… Il ouvrit les yeux, essaya de se soulever, poussa un gémissement et parvint à murmurer:
– À moi!… On me tue!…
Ces paroles furent entendues de l’antichambre. Et alors, les sept qui étaient là aux aguets se mirent à hurler:
– Tue! Tue! Achève!…
Et alors, une frénésie s’empara des trois spadassins. D’un même mouvement, ils se jetèrent sur le duc et le labourèrent de coups de poignard.
– Messieurs, messieurs… put encore bégayer le duc, qui d’un suprême effort essaya de se traîner.
Les trois se mirent à vociférer. Et la contagion de la frénésie gagna l’antichambre. La porte fut violemment ouverte. Loignes, Déseffrenat et les autres se ruèrent.
Alors, l’horreur emplit cette pièce. La haine accumulée, la rage des terreurs passées, la vue du sang déchaînèrent en ces hommes l’esprit des tigres qui s’acharnent sur la proie. Guise n’était plus qu’un cadavre. Et toujours ils frappaient…
Puis, ceux du salon, ceux de la chambre du roi accoururent. Ce fut une effroyable mêlée d’insultes, de hurlements, un bondissement de démons, une ruée fantastique sur le cadavre. Et tous avaient du sang aux mains et au visage. Ils le traînèrent dans l’antichambre.
Le roi sortit, le contempla un instant, et murmura:
– Comme il est grand!… Mort, il paraît plus grand que lorsqu’il vivait…
Puis, Henri III eut un sourire qui tordit ses lèvres pâles. Brusquement, il posa son pied sur la tête du cadavre et dit:
– Maintenant, je suis seul roi de France!…
Il y avait seize ans, dit un historien avec une sorte de sombre et vengeresse mélancolie, il y avait seize ans, le duc de Guise avait, lui aussi, posé son pied sur la tête sanglante d’un cadavre…
Cependant, des cris, des hurlements éclataient partout dans le château. Le bruit de la mort du duc se répandait en quelques instants. Les guisards, frappés de terreur, affolés par ce coup imprévu, attaqués par les gens du roi, fuyaient de toutes parts. Des troupes s’élançaient pour saisir le duc de Mayenne, le cardinal de Guise, le vieux cardinal de Bourbon et les principaux de la Ligue. Le tocsin se mit à sonner. En quelques minutes, la ville fut pleine de tumulte, de coups d’arquebuse, de plaintes et d’imprécations. On vit passer des bandes affolées de ligueurs qui fuyaient vers les portes…
Et Catherine de Médicis râlait dans son lit, agonisante, comme si elle n’eût attendu que ce dernier coup de son effroyable génie pour mourir…
Pardaillan, avons-nous dit, avait remonté l’escalier. Sans se soucier du tumulte qui se déchaînait dans le château, il montait sans hâte, et bientôt il parvint à la chambre que grâce à la recommandation du brave Crillon, Ruggieri lui avait donnée dans son propre appartement. Tout droit, sans s’arrêter, il alla à la porte qui faisait communiquer cette chambre avec la pièce voisine.
Cette porte était condamnée lorsque Pardaillan avait pris possession de la chambre. Mais sans doute était-il parvenu à l’ouvrir, car il n’eut qu’à la pousser du pied, et il passa dans la pièce voisine. Là, sur le lit, un homme était étendu, bâillonné, garrotté, dans l’impossibilité de faire un mouvement. C’était Maurevert.
Pardaillan délia les jambes d’abord, puis les bras de Maurevert. Puis il lui retira son bâillon. Pâle comme la mort, Maurevert ne bougeait pas.