– Parlez, madame!… Je vous entendrai avec toute la résignation, tout l’esprit de sacrifice dont je suis capable.
– Merci!… Mon cher mari et moi… nous vivions heureux avec nos fils… Rien ne semblait devoir troubler un bonheur que nous devions à notre mutuel attachement ainsi qu’à notre puissante situation de fortune… lorsqu’un homme apparut… Il crut m’aimer… Il osa me le dire… je le chassai, et pour se venger, il ruina mon mari… et l’amena au suicide.
– Et cet homme était mon père! scanda Jacqueline… qui, douloureusement sanglota: Ce n’est qu’un crime de plus à ajouter aux autres. Je vous demande pardon pour lui.
– J’ai déjà pardonné… pour vous… pour votre enfant… pour mon fils…, reprenait Julia Orsini qui, reprenant le bref et saisissant résumé de sa vie, acheva:
– Auparavant, j’avais voulu me venger… Rentrée en possession d’une grande fortune, libre, indépendante, je consacrai tous mes instants à préparer ma vengeance, j’élevai mes deux fils dans cette unique pensée, et j’eus la joie, l’orgueil de constater bientôt que je les avais façonnés à mon image et que j’avais réussi à faire pénétrer en eux toute ma volonté… toute ma pensée… L’heure sonna! Je voulais que le verdict fût impitoyable…
Il l’eût été sans vous! Votre père vous doit l’existence.
«Comment mon fils n’eût-il pas été attendri, puisque vous êtes parvenue à me désarmer, moi… qui avais juré d’être implacable! Oui, c’est en vous voyant apprendre à votre fils la prière de miséricorde… c’est en sentant son innocent baiser effleurer mon front… c’est en vous connaissant mieux… chaque jour… et en lisant enfin dans votre cœur un secret que vous n’avez peut-être pas osé vous confier à vous-même, mais que moi, femme et mère, j’avais deviné avant tous, que j’ai senti ma haine s’apaiser et qu’après vous avoir pardonné, à vous que j’englobais aussi dans ma colère, j’ai fini peu à peu par m’habituer à la pensée que je pouvais peut-être pardonner aussi à celui qui avait tué mon époux…
«Comprenez-vous, maintenant, pourquoi j’ai voulu que ce fût mon fils qui se rendît à l’appel de votre père?
– Ah! madame! madame! je ne sais plus que croire, je ne sais plus que penser. C’est horrible… cette haine!… Pourquoi faut-il que ce soit mon père qui l’ait provoquée? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui en sois encore et toujours la victime?
Noblement, Mme de Trémeuse ripostait:
– Soyez heureuse et fière, au contraire, puisque c’est vous qui avez tout apaisé. Nous allons, mes fils et moi, vous rendre votre père. J’ignore quelle sera son attitude à notre égard. Mais, ce que je tiens à vous dire, c’est que nous n’avons plus pour lui aucun ressentiment. C’est à vous, ma chère enfant, qu’il appartiendra sans doute d’accomplir jusqu’au bout le miracle de rédemption et de paix. Je ne doute pas que vous ne soyez à la hauteur de votre tâche. Quant à moi… si ma conscience n’a rien à se reprocher… mon cœur gardera toujours le regret d’avoir, sans le vouloir, meurtri le vôtre.
– Et le mien n’oubliera jamais, reprenait la fille du banquier, les paroles d’affection que vous avez eues pour moi, et le geste de miséricorde que vous avez eu pour mon père.
Une longue étreinte… toute maternelle de la part de la comtesse, toute fébrile de la part de Jacqueline, scella ce nouveau pacte de mutuelle bonté.
Mais voilà que Jacqueline tressaille!
Les mêmes craintes qu’elle avait eues pour Vallières… elle les éprouve à présent pour Jacques…
Si, en voulant délivrer Favraut, il allait lui arriver malheur?
Si les bandits qui ont enlevé le banquier et se servent peut-être de lui comme d’un instrument de chantage, ou tout au moins d’un prétexte à guet-apens, allaient en profiter pour l’assaillir traîtreusement et l’assassiner sans vergogne?
Alors… oubliant tout… pour ne plus penser qu’au péril que doit courir Jacques de Trémeuse, elle se précipite, comme hallucinée, vers la fenêtre qu’elle ouvre toute grande…
Elle se penche au dehors, elle regarde… elle écoute…
La nuit est sereine et silencieuse…
Pas un souffle de brise ne passe dans les palmiers… La lune argente la mer de ses rayons… Au loin, en rade… un beau voilier est à l’ancre… immobile sur les eaux dormantes…
Jacqueline se demande si, dans ce décor de poésie exquise, parmi ce calme de la nature en repos, dans la douceur de cette nuit de rêve, il ne se déroule pas tout près de là quelque drame affreux… et elle se demande si… tout à coup, elle ne va pas entendre… s’élevant, déchirant et sinistre, le cri suprême de Judex, frappé par la balle ou le couteau de ses meurtriers!
Toute désemparée, elle se laissa glisser à genoux… et le front appuyé contre le rebord de la fenêtre… les épaules secouées par des sanglots convulsifs, elle ne sut que balbutier ces mots, entrecoupés de douloureux gémissements:
– Protégez-le, mon Dieu!… Sauvez-le, je vous en supplie.
Et comme Mme de Trémeuse s’approche d’elle… Jacqueline, se relevant, s’écrie, tandis que des larmes brûlantes inondent son visage:
– Et je n’ai pas le droit de l’aimer!
Puis, complètement brisée, elle s’évanouit dans les bras de la comtesse.
IV LE RENDEZ-VOUS
En franchissant la grille de la villa, Judex s’était trouvé en face de son frère, qui, tout de suite, lui avait demandé d’une voix où perçait une affectueuse inquiétude:
– Alors, frère, tu vas à ce rendez-vous?
– Oui, j’y vais.
– Seul?
– Seul.
– N’est-ce pas une grave imprudence?
– Pourquoi?
– Tu me l’as dit toi-même… La lettre que Favraut a écrite à sa fille a été certainement dictée, ou tout au moins inspirée par Diana Monti, dans le but d’attirer Jacqueline dans ses filets et de la supprimer, cette fois, d’une façon définitive.
– C’est toujours mon avis.
– Ne crains-tu pas que, voyant encore leurs odieux calculs déjoués, ils ne se vengent sur toi de leur déception?
– C’est fort probable.
– Alors, laisse-moi t’accompagner.
– C’est impossible.
– Frère!…
Gravement, posément, et avec cette maîtrise de lui-même qui semblait grandir en lui aux heures difficiles et dans les circonstances solennelles, Judex expliquait:
– Si nous nous rendons à deux sur la jetée du port… nous éveillerons les soupçons de ces misérables… Il est certain que, mis sur leurs gardes, ils éviteront tout contact avec nous… et battront prudemment en retraite, quitte à machiner ensuite quelque nouvelle et criminelle intrigue. Tandis que, s’ils me voient seul… et si surtout je leur donne bien l’impression, et je m’en charge, que de loin ou de près, aucune personne, ni toi, ni Kerjean, ni une autre, n’est à même d’accourir à mon appel… ils se découvriront aussitôt, et je n’en demande pas davantage.