Le banquier, ivre de rage, s’élança en un bond formidable vers le miroir dont il chercha à s’emparer pour le détruire en miettes. Mais une très forte décharge électrique le renversa, tandis que tout près s’élevait, pour la seconde fois, le ricanement diabolique qui le fit frémir cette fois… d’une indicible épouvante.
– C’est l’enfer… l’enfer! bégaya le père de Jacqueline avec un rictus de damné.
Mais tout à coup, un nouveau cri lui déchira la gorge. En face de lui… sur le mur… tandis qu’un crépitement léger se faisait entendre, des lettres fulgurantes apparaissaient sur le pan de muraille près de la porte… et voici ce qu’il lut:
Banquier Favraux,
Je vous avais condamné à mort… Votre fille, en abandonnant généreusement sa part d’héritage à l’Assistance publique, vous a sauvé la vie; mais je vous condamne à la réclusion perpétuelle.
JUDEX!
– À la réclusion perpétuelle! répéta le marchand d’or en claquant des dents.
Évoquant la silhouette énigmatique de cet étrange personnage qui s’était proclamé le justicier de ses crimes, Favraux comprit toute l’horreur de sa situation, toute l’étendue de sa misère… Il ne pouvait plus douter… Il ne pouvait plus espérer… Il n’était pas, ainsi qu’il l’avait cru un instant, l’otage de bandits audacieux et prêts à le remettre en liberté, moyennant finances; il se trouvait entre les mains d’un homme, d’un inconnu qui s’était donné, ou bien avait reçu la mission de venger ses victimes!
– C’est fini… bien fini…, songeait le misérable. Plus de marchandage équivoque… Pas d’évasion possible… C’est la prison jusqu’au bout… la réclusion perpétuelle… entre ces quatre murs… et sous le regard du terrible miroir!
Alors, il se mit à pleurer, le fier agioteur… le voleur doré… l’assassin sans scrupules… Il pleura, non pas de remords et de honte… mais de colère et de rage… Il pleura sur cette vie de vanité, de luxe, de volupté et de puissance… Il pleura sur cette femme tant désirée… sur la seule créature qui eût réussi à lui inspirer une de ces passions morbides qui suffisent à pervertir les cœurs les plus dignes, à entamer les cerveaux les mieux résistants… Ce fut à peine si, dans son désarroi, il s’arrêta à la pensée de sa fille, sacrifiée par lui à ses intérêts et à ses appétits… Un instant, l’image exquise de l’adorable petit Jean sembla devoir purifier ses larmes… Mais ce ne fut qu’un éclair… Égoïstement, férocement, il en revint presque aussitôt à lui-même, à sa douleur à lui… à sa détresse affreuse… et, tendant le poing vers le mur où les lettres de feu s’étaient évanouies, il s’écria… tout en s’effondrant sur le sol:
– Judex!… Judex!… Je sais maintenant pourquoi tu ne m’as pas tué tout à fait!
De l’autre côté, dans le vaste et lumineux laboratoire, Judex, quittant la machine électrique qui lui a permis de projeter dans la cellule le verdict dont il a frappé Favraux, a rejoint son frère…
Grâce au miroir mobile que Roger fait habilement manœuvrer à l’aide d’une manette à arc concentrique, tous deux contemplent le marchand d’or… qui gît sur la dalle de son cachot… les épaules secouées par des soubresauts convulsifs et râlant sans arrêt son effroyable désespoir.
Judex se penche vers son compagnon et lui demande sur un ton plein de gravité:
– Eh bien, Roger?
– Frère, tu as raison, répond le jeune homme d’un ton mystérieux. Elle ne pourra pas nous en vouloir!…
V AU CALLYX-BAR
Le Callyx-Bar, situé dans une rue toute proche de la place de la Madeleine, est un de ces établissements au luxe criard et à l’aménagement ultra-moderne tels que, depuis plusieurs années, il s’en est fondé dans les quartiers de Paris où l’on s’amuse. Dirigé par une tenancière sans scrupule et fréquenté par une clientèle interlope, il est l’un des endroits où se retrouvent de préférence les rastas chics et les métèques inquiétants à l’affût de fructueuses aventures.
On y rencontre aussi quelques fêtards qui, par snobisme inconscient, se plaisent en ces compagnies regrettables, en ces promiscuités dangereuses, et trouvent «bien parisien» de s’entretenir dans le plus hideux argot avec les demoiselles aux mœurs faciles qui, juchées sur de hauts tabourets, semblent rechercher l’oubli de leur misère morale dans la dégustation de boissons fortement alcoolisées.
Ce jour-là, vers trois heures, le Callyx-Bar était presque vide… Dans un coin, à l’écart, un homme de vingt-huit à trente ans, assez joli garçon, vêtu avec une élégance d’un goût douteux, les doigts chargés de bagues clinquantes, et la cravate ornée d’une perle trop grosse pour être vraie, était attablé auprès d’une jeune femme brune d’une rare beauté, et qui… immobile… le regard sombre et le visage anxieux, semblait plongée dans une profonde rêverie que son voisin, visiblement préoccupé lui-même, semblait décidé à respecter.
Machinalement, celui-ci s’était emparé d’un journal qui traînait sur la banquette et s’était mis à le parcourir d’un air détaché, distrait, indifférent… Mais bientôt, son attention parut s’éveiller… Ses sourcils se froncèrent, sa bouche prit une expression d’amertume encore plus grande; et, passant la feuille à sa compagne, il fit, tout en lui désignant un écho de première page:
– Lis… c’est très intéressant.
Avec un geste nerveux, la jeune femme s’empara du journal… Presque aussitôt ses traits reflétèrent une expression d’émotion farouche, haineuse… tandis que ses lèvres remuaient automatiquement, répétant chaque mot de l’entrefilet:
La mort du banquier F… a eu un mystérieux épilogue… Rompant ses fiançailles avec M. de la R…, la fille du regretté financier a disparu après avoir donné toute sa fortune aux pauvres… Les uns la disent entrée dans un couvent… les autres partie en Amérique. Mystère!…
– Tout cela, fit la belle créature en haussant les épaules, ne ressuscitera pas Favraux et ne nous rendra pas ses millions.
– En attendant, je me demande ce que nous allons devenir, scandait l’homme, visiblement désemparé.
– Dire que notre plan a failli réussir, reprenait Marie Verdier… L’avais-je assez affolé, ce cher Favraux! Il allait m’épouser, moi, l’institutrice de son petit-fils… Je me faisais assurer par contrat les deux millions qu’il m’avait offerts de lui-même! Six mois après, j’étais veuve!…
Puis, enveloppant son amant d’un regard qui était tout le crime, elle soupira:
– On peut le dire: nous avons passé à côté du bonheur!
Mais, redevenant soudain ce qu’elle était encore un an auparavant, c’est-à-dire, la belle, l’impérieuse Diana Monti, l’habituée des tripots cosmopolites et la soupeuse des casinos méditerranéens, elle fit:
– Il ne s’agit pas de se laisser abattre. Dès à présent, il faut songer à l’avenir. Tu viens de me dire que tu avais rendez-vous ici avec le marquis César de Birargues?
– Je l’attends.