– Il faut le savoir… et je le saurai!
V AU-DESSUS DE LA HAINE
Il était environ deux heures de l’après-midi lorsque Jacqueline, que le duc de Birargues et sa fille avaient reconduite dans leur auto jusqu’à Neuilly, sonna à la porte de la pension de famille.
En l’apercevant, Mme Chapuis, dont l’attente avait encore grandi l’anxiété, eut une exclamation de joie spontanée:
– Vous, mon enfant! Ah! vous pouvez vous vanter de m’en avoir causé une frayeur… Je tremblais que vous n’ayez eu un accident… Enfin, vous voilà, c’est l’essentiel… Ah! ça, d’où venez-vous donc comme ça?… Mais entrez donc, je vous laisse là sur la porte… Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais… Je suis si contente, si heureuse!… C’est que… moi, je vous aime bien. Je le disais encore ce matin à mes pensionnaires: «Mme Bertin, c’est comme une jeune sœur que le bon Dieu m’a envoyée là!…»
Faisant pénétrer Jacqueline dans son bureau, elle lui offrit avec le plus vif empressement:
– Voulez-vous prendre quelque chose? Vous êtes toute pâle… vous avez votre pauvre petite figure toute tirée… toute chiffonnée… Peut-être bien que vous n’avez pas déjeuné?
– Merci, chère madame… Tout à l’heure, je verrai… En ce moment, j’ai besoin de me remettre un peu de toutes les émotions que je viens de traverser.
– Faites comme vous voudrez… Vous êtes chez vous. Ma pauvre petite, qu’est-ce qui a donc bien pu vous arriver?
D’une voix encore un peu tremblante, la fille du banquier reprenait:
– Je viens de vivre des heures tellement étranges que je me demande si je n’ai pas rêvé.
Mme Chapuis reprenait avec la plus confiante bonté:
– Je me disais bien aussi que pour que vous ne soyez pas rentrée à l’heure, c’est qu’il avait dû se passer quelque chose de pas ordinaire.
Et, songeant à la femme qui l’avait attirée dans l’abominable guet-apens auquel elle n’avait échappé que par miracle, la fille du banquier s’écria… tandis que de grosses larmes lui montaient aux yeux:
– Ah! la misérable!… la misérable!… Si vous saviez ce que j’ai souffert!…
– Ma pauvre enfant!
– Figurez-vous que j’étais tombée entre les mains de gens abominables!… Ah! j’ai bien cru que j’étais perdue.
– C’est cette femme brune, n’est-ce pas, qui vous a tendu un piège.
– Oui, c’est elle.
– Et c’est ce grand monsieur au chien policier qui vous a retrouvée? observait Mme Chapuis.
– Quel monsieur au chien policier? questionnait Jacqueline avec le plus vif étonnement.
– Celui qui est venu ici… vous demander… Un bel homme, de vingt-cinq à trente ans, l’air très distingué. Il m’a raconté qu’il était un grand ami de votre famille… Quand je lui ai dit que vous aviez disparu depuis la veille… son visage a changé… Je lui ai demandé de venir avec moi au commissariat, mais il n’a pas voulu, et il m’a dit d’une voix grave que j’entendrai toute ma vie: Pas un mot… à personne, le salut de Mme Bertin dépend de votre silence. Alors… moi, je n’ai pas bougé… et j’ai eu raison, puisque vous voilà!
Jacqueline, au comble de la surprise, se demandait:
– Cet homme ne serait-il pas le mystérieux Judex?… comment aurait-il su que j’étais en danger, puisque je n’avais pas rendu la liberté aux pigeons?
Mme Chapuis continuait avec volubilité:
– Ce monsieur… Oh! je ne saurais trop vous le dire… un monsieur très bien, même qu’il m’en a tellement imposé que je n’ai pas osé lui demander son nom… Ce monsieur a exigé de moi un tas de détails que je lui ai donnés… J’avais bien vu tout de suite que c’était dans votre intérêt… Il a fallu que je le fasse monter dans votre chambre… même qu’il a embrassé bien gentiment votre petit garçon…
– Mon petit garçon?
– Mais oui… Jeannot.
– Jeannot!
– Il est ici!
– Comment! Il est ici?…
– Depuis hier soir… Il s’ennuyait sans vous… Il s’est sauvé de Loisy.
– Mon Dieu!
– Il est venu à Paris caché dans une voiture de choux… À la barrière, il a fait connaissance d’un petit gamin des rues, qui a l’air bien gentil, ma foi, très débrouillard surtout, et qui l’a amené jusqu’à la maison.
– Où est-il? interrogeait Jacqueline, galvanisée par l’amour maternel.
– Je vous le dis, mon enfant: dans votre chambre, en train de jouer avec une boîte de soldats que je lui ai donnée, car il ne voulait plus rester tranquille.
D’un bond, la jeune femme, oubliant toutes ses émotions et ses fatigues, gravit l’escalier… et ouvrit la porte.
Jean, qui alignait ses fantassins sur la table, en apercevant sa mère, se précipita dans ses bras en un cri fait d’allégresse et d’exquis reproche:
– Maman, maman, c’est pas bien de faire attendre comme ça ton petit garçon.
Jacqueline n’eut pas le courage de briser tout de suite cette joie exquise…
Elle prit son chéri dans ses bras et le serra ardemment contre son cœur…
Plus que jamais elle sentait que toute sa vie n’était plus que dans ce beau chérubin qui avait passé ses deux petits bras autour de son cou et l’embrassait… l’embrassait dans l’adorable élan de la plus céleste tendresse.
– Maman chérie, disait-il, c’était trop long, quatre jours… je voulais te voir… moi… Papa Bontemps n’avait pas le temps de m’emmener. Alors je suis parti… J’étais très bien dans la charrette… J’ai presque aussi bien dormi que dans un dodo. Seulement… ça m’a bien ennuyé quand la dame m’a dit que tu n’étais pas là… Aussi, maintenant que te voilà je suis content… Regarde les beaux soldats que la dame d’ici m’a donnés… Elle est presque aussi bonne que Marianne… Viens voir les soldats… Ils ont des fusils… regarde!…
Et avec cette mobilité charmante des enfants, Jeannot narrait:
– Et puis, tu sais, j’ai fait la connaissance d’un petit garçon très gentil… Il s’appelle Réglisse… le môme Réglisse… Il m’a promis de venir me voir… Il est drôlement habillé… Il a un grand chapeau gris, comme en avait bon papa quand il allait aux courses… et il est amusant… tout le temps il rit… je voudrais bien l’avoir toujours avec moi… Dis, maman, tu voudras bien qu’on joue tous les deux?
Mais Jacqueline reprenait:
– Maintenant, Jeannot, il faut que je te gronde.
– Moi, maman… pourquoi?
– C’est très vilain ce que tu as fait là, reprenait Jacqueline. Te sauver de chez tes parents nourriciers!… Oui, c’est très vilain… Tu n’as donc pas songé à l’inquiétude de ces braves gens… quand ils se seront aperçus que tu étais parti… Je suis sûre qu’en ce moment ils te cherchent partout… et qu’ils ont beaucoup de chagrin… Et puis, songe, mon pauvre petit Jean, que tu aurais pu te perdre en route… te faire écraser par une voiture, ou te faire voler par de mauvaises gens… Et moi, alors, qu’est-ce que je serais devenue?