– Et l’empereur… lui, savait-il nager?
Tout de suite il se répondit à lui-même:
– Je ne crois pas… sans cela, avec son courage et son audace, il eût certainement essayé de s’évader de Sainte-Hélène. S’il ne l’a pas fait… c’est qu’il ne le pouvait pas.
Et quelque peu réconforté par cet illustre exemple, il se prit à murmurer d’un air mi-chagrin, mi-résigné:
– C’est égal, je ne me doutais pas que mon rendez-vous d’amour tomberait ainsi dans l’eau.
Et là-bas… à une fenêtre du premier étage de la villa de Trémeuse, deux femmes, elles aussi, regardaient ce navire qui commençait à évoluer dans la baie.
C’étaient Jacqueline et Mme de Trémeuse.
Toutes deux, en constatant que Jacques ne revenait pas, se sentaient envahies par une mortelle inquiétude.
Elles n’osaient échanger leurs impressions… tant elles craignaient de s’effrayer l’une l’autre.
Mais la même pensée angoissante les étreignait.
– Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur!
C’est que, de l’observatoire où elles étaient placées… à l’aide d’une puissante jumelle, elles avaient pu remarquer, autour de ce navire ancré dans la baie, les allées et venues du canot…
À un moment même, lorsque la lune était sortie des nuages, Jacqueline eut l’impression qu’elle apercevait, comme en un sillage argenté, la silhouette si caractéristique de Judex.
Elle ne put retenir un cri étouffé.
– Il me semble que je l’aperçois…, fit-elle.
– Mon fils?
– Oui… monsieur Jacques.
– Où donc?
– Dans une barque qui s’approche du bateau. Peut-être les misérables qui ont enlevé mon père l’ont-ils emporté là… et M. Jacques s’en va le chercher.
Vite Mme de Trémeuse s’empara à son tour de la lorgnette.
Mais l’embarcation avait disparu… contournant le brick-goélette.
– Je ne vois rien…, déclara-t-elle.
– Sans doute me serai-je trompée…, murmura la fille du banquier.
Mais lorsque l’Aiglon largua ses voiles et qu’elle le vit lentement, majestueusement prendre le large, Jacqueline qui venait d’avoir une intuition si exacte de la vérité, sentit son cœur se serrer encore davantage.
Il lui sembla que ce navire emportait toutes ses espérances.
Et… cette fois… malgré elle, elle prononça d’une voix tremblante:
– Mon Dieu… sauvez-le… protégez-le.
Sombre et silencieuse… la fille des Orsini contemplait la mer.
III LA FIANCÉE DE COCANTIN
Miss Daisy Torp, ainsi que nous l’avons déjà dit et que nous l’avons vu, était une de ces femmes dont l’intrépidité n’avait point de limites.
Peut-être le lecteur jugera-t-il nécessaire que nous lui esquissions en quelques traits rapides l’histoire de cette jeune et charmante personne qui est appelée à jouer un rôle important et même décisif dans ce récit.
Ses qualités de bravoure, de charme et de beauté ne peuvent en effet que donner à toutes et à tous l’envie de faire avec elle plus ample connaissance.
Miss Daisy Torp était la fille unique d’un riche industriel de Chicago.
Destinée à recueillir une de ces fortunes immenses telles qu’on n’en rencontre guère qu’aux États-Unis, elle n’en avait pas moins reçu une instruction et une éducation des plus soignées, son père et sa mère la destinant à quelque grand seigneur européen plus ou moins décavé et dont elle n’eût point manqué, tout en remplissant l’escarcelle, de faire le plus heureux des hommes… à la condition, toutefois, qu’il ne froissât pas son caractère extrêmement indépendant, et la laissât libre de se livrer à ses exercices sportifs dont elle avait toujours raffolé.
Car, non seulement Miss Daisy Torp nageait comme une ondine, mais elle montait à cheval comme un centaure… pilotait une automobile aussi bien qu’un coureur professionnel… et tenait l’épée aussi bien que d’Artagnan lui-même.
Mais… un désastre financier avait ruiné ses parents.
Son père trouva dans une banque un modeste emploi qui lui permit d’assurer ses vieux jours… et Miss Daisy trouva également une place de dactylographe dans une grande maison de cinéma.
Mais elle ne put y rester huit jours.
Elle avait soif de grand air, de liberté, de voyages… Elle sentit que si elle demeurait plus longtemps enfermée de neuf heures du matin à six heures du soir, à taper… sur une machine à écrire, elle deviendrait, immanquablement, neurasthénique.
Alors elle prit une grande résolution.
– Je veux partir en Europe… tenter fortune… Avec mes capacités et mon énergie, il n’est pas possible que je ne réussisse pas à la retrouver.
Après avoir sollicité et obtenu la bénédiction paternelle, Miss Daisy Torp, munie du léger viatique que représentaient ses économies, prenait passage sur un paquebot à destination de Saint-Nazaire.
Loin de rechercher l’aventure facile et profitable sur laquelle sa beauté lui donnait tous les droits de compter, la jeune Américaine était, au contraire, bien résolue à ne devoir son succès qu’au travail.
Extrêmement pratique, très business woman, c’est-à-dire très femme d’affaires, elle n’avait point pris sa décision à l’aveuglette.
Elle avait, au contraire, un plan bien arrêté… et qui consistait à utiliser les talents sportifs vraiment prodigieux qu’elle avait su acquérir au temps de son ancienne opulence.
Une fois à Paris, elle eut vite fait de se débrouiller.
Tout d’abord, pour attirer l’attention sur elle, elle participa à une course nautique qui consistait à parcourir toute la partie de la Seine qui va de Charenton au Point-du-Jour.
Elle arriva bonne première, battant de vingt brasses le célèbre nageur anglais Toto Lehmoine… battant ainsi tous les records… et décrochant, du premier coup, le championnat du monde.
Quelques jours après elle remportait une seconde victoire, non moins éclatante, dans le fameux circuit d’automobile d’Auvergne… où on la vit, sur les routes les plus difficiles et dans les virages les plus dangereux, dépasser successivement tous ses adversaires.
Miss Daisy Torp était lancée, et sans que cela lui eût coûté un centime de réclame.
Alors, tout simplement, elle fonda à Paris, boulevard Malesherbes, une salle d’armes, à l’usage des femmes du monde, où les élèves ne tardèrent pas à affluer.