Favraux, qui l’avait discerné entre tous, comptait en faire mieux que son associé, c’est-à-dire son complice. Mais au bout d’un an, Aubry périt dans un accident d’automobile, au cours d’un voyage d’études en Amérique pour le compte de son beau-père… Jacqueline, désireuse d’échapper à une tutelle dont elle avait déjà senti toute l’amertume, résolut de se consacrer entièrement à son enfant. Pendant plusieurs années, le banquier, absorbé en de nouvelles et formidables besognes, ne parut pas disposé à contrecarrer le désir de Jacqueline.
Mais, un jour, ayant senti la nécessité de pénétrer dans le monde aristocratique qui, jusqu’alors, lui était impitoyablement fermé, il attira fort habilement chez lui un jeune gentilhomme royalement fauché, mais en possession de toutes les relations dont le marchand d’or avait besoin pour grandir encore sa clientèle.
En quelques semaines, avec le despotisme d’un tyran devant lequel tout s’incline, Favraux bâcla ce mariage, imposant ainsi une seconde fois sa volonté à la pauvre jeune femme; et celle-ci, comme la première fois, courba le front devant cette autorité de fer qui lui était toujours apparue comme une force de la nature.
Maintenant, en face de ce père qui n’avait jamais été pour elle qu’un tyran, elle s’effrayait déjà de lui avoir laissé entrevoir un peu du secret douloureux de son cœur; et elle allait s’en excuser dans toute la timidité de son âme fragile et douce… lorsque le sifflet d’un tube acoustique retentit.
– Voici mon secrétaire, dit Favraux à sa fille. C’est l’heure du courrier… laisse-nous, et va faire ta promenade… Va! et tâche d’être un peu gaie ce matin au déjeuner.
– Au revoir, père.
– Au revoir!
Jacqueline se retira toute dolente, mais soumise et résignée.
Comme elle passait devant Vallières qui venait d’apparaître et s’effaçait respectueusement devant elle, le banquier lui lança:
– Mes amitiés au marquis!…
Une fois seul avec son secrétaire, il fit en baissant la voix:
– Et cette affaire du chemineau, vous en êtes-vous occupé?
– Oui, monsieur.
– Ah! eh bien?
Vallières, d’un ton posé, expliqua:
– J’ai acquis la certitude que personne ne vous soupçonnait d’être l’auteur involontaire de ce regrettable accident.
– Je préfère cela.
– Quant à Kerjean, quelque temps après votre passage, il a été relevé par des paysans qui l’ont transporté dans une charrette à Mantes, à la clinique du docteur Gortais.
– Il n’a rien dit, au moins?
– Non, monsieur, et il ne dira rien.
– Il est mort?
– Cette nuit, il est entré dans le coma, sans avoir repris connaissance; et tout à l’heure, quand j’ai quitté la clinique, il ne donnait plus signe de vie.
– Allons, tout va bien!
Et, désignant le volumineux courrier qu’un valet de pied apportait sur un plateau d’argent, Favraux s’écria:
– Maintenant occupons-nous de choses un peu plus intéressantes.
Tandis que le domestique se retirait, le banquier, s’emparant d’un coupe-papier, commençait à dépouiller sa correspondance lorsque son attention fut attirée par une grande enveloppe jaune sur laquelle une adresse était tracée d’une écriture bizarre, aux caractères gothiques et tourmentés:
Au banquier Favraux
château des Sablons, près Mantes
(Seine-et-Oise)
Urgente Personnelle
Le père de Jacqueline, quelque peu intrigué, décacheta aussitôt l’enveloppe et lut à haute voix:
Non content de ruiner et de déshonorer les gens, il faut encore que vous les assassiniez. Je vous donne l’ordre, pour expier vos crimes, de verser la moitié de votre fortune à l’Assistance publique. Vous avez jusqu’à demain soir, dix heures, pour vous exécuter.
Le mystérieux message était signé d’un seul nom tracé en grosses lettres rouges et suivi d’un point d’exclamation qui ressemblait à une larme de sang:
JUDEX!
– Judex! Judex!… répéta Favraux tout surpris…
– C’est un mot latin qui signifie «Justicier», traduisit le secrétaire.
– Oui, oui, je sais.
Et le banquier, d’un air qu’il voulait rendre méprisant, grommela entre ses dents:
– Qu’est-ce que cela veut dire?
III LE MARCHAND D’OR
Maurice-Ernest Favraux était un de ces caractères qui, soit qu’ils choisissent le bien, soit qu’ils optent pour le mal, deviennent fatalement un très grand homme ou une immense fripouille.
Favraux avait choisi la seconde route, uniquement parce qu’elle devait lui permettre d’atteindre plus facilement et plus rapidement le but vers lequel le portaient ses appétits effrénés.
Il y avait marché à pas de géant.
Fils de modestes négociants du Havre, qui s’étaient saignés aux quatre membres pour lui donner une instruction solide et complétée par plusieurs séjours à l’étranger, il se dit qu’il n’y avait plus guère qu’à la Bourse que l’on peut faire une fortune rapide et brillante.
À dix-huit ans, petit employé dans un établissement de Crédit, à vingt-cinq ans commis principal chez un agent de change, à trente, grâce à l’apport de capitaux importants dont la source était toujours demeurée mystérieuse, il fondait, boulevard Haussmann, la Banque moderne de l’Industrie et du Commerce qui, sous son impulsion vigoureuse, ne tarda pas à prospérer de la façon la plus éclatante.
D’une audace inouïe, d’une souplesse extraordinaire, doué d’une formidable puissance de travail et d’une force de persuasion incomparable, le marchand d’or avait toujours été assez habile, tout en manœuvrant sans cesse en marge du code, pour ne pas se mettre en défaut contre la loi.
Écrasant impitoyablement ceux qui le gênaient, sacrifiant sans vergogne tous ses complices devenus compromettants ou inutiles, sachant acheter sans marchandage les concours précieux et les silences indispensables, Favraux n’avait pas tardé à se créer dans le marché mondial une situation financièrement et moralement inexpugnable.
Et c’était en plein triomphe, à la veille de la véritable apothéose qu’était pour lui le mariage de sa fille avec le marquis de la Rochefontaine, que venait le surprendre le message mystérieux de Judex.
– Oui… qu’est-ce que cela veut dire? répétait-il. Est-ce que par hasard cette étrange missive aurait quelque rapport avec mon aventure d’hier?…