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«Pourtant, personne n’est au courant… et vous venez de me dire vous-même, mon cher Vallières, que le vieux Kerjean n’avait pas pu parler. Reste Martial, mon chauffeur… Mais je suis sûr de lui; il m’est très dévoué. Il tient beaucoup à sa place… en tout cas, s’il voulait me faire chanter, ce garçon qui sait à peine lire et écrire n’irait pas choisir ce pseudonyme latin de Judex.

– Évidemment, approuvait le secrétaire.

– Par conséquent, concluait Favraux, ce n’est qu’une mauvaise plaisanterie à laquelle j’aurais bien tort de m’arrêter.

Puis, il ricana:

– Fichtre, il va bien, ce cher monsieur Judex!… La moitié de ma fortune à l’Assistance publique!… Dites-moi, Vallières, vous qui êtes au courant de la plupart de mes affaires, vous ne soupçonnez pas qui pourrait bien être l’auteur de cette mystification?

– Ma foi non! déclara le secrétaire. C’est bizarre tout de même!

– Allons…, s’écria le banquier en affectant un calme parfait… Voilà bien du temps perdu pour des bêtises. Au travail!

Avec une grande tranquillité apparente, Favraux reprit le dépouillement de son courrier, dictant les réponses à son secrétaire d’une voix toujours impérieuse, mais où, par instants, il y avait un peu de tremblement, indice d’une sourde et vague inquiétude.

Quand il eut terminé, tandis que Vallières se retirait dans son bureau pour rédiger les réponses, le marchand d’or devenu tout à coup inquiet, nerveux, laissa échapper d’une voix angoissée:

– C’est égal! je donnerais bien dix mille francs pour savoir ce que c’est que ce Judex!

*
* *

Quels n’avaient pas été la joie et l’orgueil de M. Cocantin, le récent héritier et successeur de M. Ribaudet, directeur de l’Agence Céléritas, 135, rue Milton, en voyant entrer dans son bureau, M. Favraux, l’un des rois de la Finance européenne!

Mais, bien plus grande encore fut sa surprise lorsque le banquier, sur ce ton bref, hautain, qui le caractérisait, lui déclara:

– Monsieur, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de demander à votre prédécesseur certains renseignements confidentiels… J’ai toujours été très satisfait de ses services. J’espère qu’il en sera de même avec vous.

Et, tendant au détective privé le message de Judex, Favraux ajouta:

– Je viens de recevoir cette lettre. J’ai la conviction qu’elle est l’œuvre d’un mauvais plaisant. Mais comme je n’aime pas que l’on se moque de moi, je vous prie de faire l’impossible pour en démasquer promptement le signataire; car je tiens à lui prouver qu’on ne s’attaque pas impunément à un homme de mon envergure.

– Cher monsieur, répliqua Cocantin, ravi de l’aubaine, veuillez me confier ce papier.

Et, avec l’ardeur d’un débutant, il déclara d’un air de confiance présomptueuse:

– Je me fais fort… avant vingt-quatre heures, d’établir l’identité de votre mystérieux correspondant.

– Je vous remercie.

– Où devrai-je, monsieur, vous faire parvenir le résultat de mon enquête?

– Demain, je ne quitterai pas mon château des Sablons, où je donne le soir un grand dîner… Peut-être pourrez-vous me téléphoner?

– Oh! pas de téléphone, monsieur, je vous en prie!

«Si la prudence est la mère de la sûreté, le téléphone est l’ennemi de la police. Je viendrai donc vous apporter moi-même le fruit de mes recherches.

– C’est entendu.

Lorsque le lendemain, à deux heures précises, le directeur de l’Agence Céléritas arriva au château des Sablons, il fut immédiatement introduit dans le cabinet du banquier.

Celui-ci l’attendait avec une certaine impatience.

En effet, depuis qu’il avait reçu cette lettre signée Judex, bien qu’il s’efforçât de réagir avec son énergie habituelle, Favraux ne cessait de sentir grandir en son esprit la sourde et instinctive inquiétude qui s’était emparée de lui aussitôt que son regard s’était arrêté sur l’enveloppe.

Bien des fois, il avait reçu des missives anonymes contenant de pareilles menaces… Et toujours, en haussant les épaules, il les avait jetées au panier, sans y prêter la moindre attention.

Pourquoi celle-ci lui causait-elle une impression aussi désagréable? Pourquoi, involontairement, tremblait-il chaque fois que ses doigts rencontraient l’étrange papier?

Pourquoi… rien que ce mot «Judex», suffisait-il à le plonger dans un trouble tel qu’il n’en avait jamais ressenti?

Le banquier avait beau faire appel à toute sa raison, analyser les sensations qui l’agitaient, interroger sa mémoire, qu’il avait prodigieuse, il n’obtenait de lui-même aucune explication plausible, aucune réponse satisfaite… Et malgré tous ses efforts pour se dégager de cette hantise pénible, de cette obsession qui finissait par devenir douloureuse, il se sentait de plus en plus gagné, envahi par une sorte de mystère, inexplicable autant qu’inattendu.

À chaque instant, sans qu’il le voulût, il se surprenait en train de murmurer:

– Judex… Judex… qu’est-ce que cela veut dire?…

Il avait l’impression qu’un poids très lourd pesait sur ses épaules et qu’il en serait ainsi tant qu’il n’aurait pas déchiffré cette énigme.

Aussi, lorsqu’il vit apparaître Cocantin, une lueur d’espoir brilla en ses yeux. Et ce fut avec un accent de cordialité sympathique qu’il interrogea.

– Eh bien, monsieur Cocantin, avez-vous quelque chose de nouveau à me raconter?

Le détective privé, qui n’avait pas découvert le plus petit indice capable de le mettre sur le chemin de la vérité, se crut cependant obligé de bluffer.

– Vous pouvez être tranquille, cher monsieur, absolument tranquille… Dans vingt-quatre heures, et même avant, j’aurai certainement démasqué ce Judex.

Mais un valet de pied apportait le courrier de l’après-midi.

Et le détective se préparait à se retirer lorsqu’il vit le banquier, visiblement troublé, se dresser d’un seul mouvement, et ordonner d’un accent impératif à son domestique qui se retirait:

– Qu’on me laisse seul avec monsieur, et que personne ne me dérange.

Cocantin venait de constater que Favraux tenait dans ses mains une grande enveloppe jaune semblable à celle qui contenait le premier message de Judex.

Le banquier la décacheta nerveusement.

Puis il lut, scandant chaque mot, chaque syllabe:

Si ce soir avant dix heures, vous n’avez pas versé à l’Assistance publique la moitié de votre fortune mal acquise, ensuite, il sera trop tard. Vous serez impitoyablement châtié.

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