– Monsieur, je ne puis que me féliciter de vous rencontrer dans cette maison, où tout a été mis en œuvre pour me faire oublier…
Mais, soudain, elle s’arrêta.
À mesure que ses yeux se fixaient sur Jacques de Trémeuse, une question se posait à elle avec une insistance qui menaçait de devenir promptement de la hantise:
– Où donc ai-je vu cet homme?
Remarquant le trouble qui s’était emparé d’elle, Mme de Trémeuse, tremblant qu’elle eût reconnu Judex, demanda:
– Qu’avez-vous, mon enfant?
Avec sa franchise habituelle, la fille du banquier répondit aussitôt:
– Il vient de se passer en moi quelque chose d’inexplicable. Il m’a semblé, tout à coup, que ce n’était pas la première fois que je me trouvais en présence de monsieur…
– Pourtant, madame, affirmait Judex, qui conservait toutes les apparences du plus parfait sang-froid… Pourtant… j’ai la certitude… que je n’ai pas encore eu l’honneur de vous voir. Car, pour ma part, je m’en fusse à tout jamais souvenu.
Déroutée par cette calme assurance, Jacqueline qui, d’ailleurs, n’avait eu qu’une très vague réminiscence, reprenait:
– Je me trompe certainement, monsieur, mais quoi qu’il en soit, vous n’étiez pas inconnu pour moi… et c’est sans doute le fidèle portrait que m’a fait de vous madame votre mère qui m’a donné l’agréable illusion que je vous avais déjà rencontré.
Rassuré… Judex s’inclina de nouveau… Mais Jacqueline appelait déjà:
– Il faut que je vous présente mon fils… et son jeune ami… Jeannot… Réglisse venez, mes enfants… venez saluer M. Jacques de Trémeuse.
Les deux petits accoururent aussitôt.
Pour Judex, c’était la seconde et aussi la plus redoutable épreuve.
Le môme Réglisse, le premier, avec sa fougue habituelle, s’était tout de suite précipité vers Jacques, le saluant d’un «Bonjour, m’sieu» des plus chaleureux.
Judex l’embrassa aussitôt. Puis, attirant vers lui Jeannot, il l’enleva dans ses bras jusqu’à la hauteur de son visage, le regardant bien… ne cherchant nullement à esquiver le danger.
Le petit le contempla un instant.
– Il paraît que tu es très gentil, très sage, fit Judex.
– Oui, monsieur, répondit ingénument le bambin, qui, dans un de ces élans dont il était coutumier, passa ses bras autour du cou de Jacques et fit claquer sur sa joue un bon et ferme baiser.
Puis, désireux de reprendre ses ébats, il demanda aussitôt:
– Dis, monsieur, je peux aller jouer avec Réglisse?
– Mais oui, mon mignon, fit M. de Trémeuse, en déposant à terre le petit Jean qui s’en fut aussitôt rejoindre son camarade.
Judex respira.
Ainsi qu’il le prévoyait, le jeune cerveau de l’enfant n’avait point conservé l’impression de son éphémère image.
Maintenant, il était tout à fait tranquille… Il allait pouvoir demeurer là… près de celle qu’il adorait chaque jour davantage, préparant inlassablement, mystérieusement, l’œuvre de rédemption qui lui apparaissait désormais comme le seul but de sa vie… But sublime entre tous, inspiré par le plus pur des amours et qui consistait à faire naître en même temps le pardon dans le cœur de la victime et le repentir dans l’âme du bourreau.
Son regard s’en fut vers sa mère, tout resplendissant d’une telle reconnaissance, tout rayonnant d’une si lumineuse espérance que Mme de Trémeuse, craignant que Jacques ne se trahît, dit à Jacqueline:
– Chère madame… vous nous excuserez, mon fils et moi, mais depuis que nous ne nous sommes vus, nous avons tant de choses à nous dire…
– Oh! madame, je vous en prie!
– Jacques… donne-moi ton bras.
Jacqueline, les voyant s’éloigner tous deux, se sentit saisie une seconde fois par la même pensée.
Il lui semblait, en effet, que cette haute silhouette… si pleine de distinction aristocratique, cette voix aux inflexions harmonieuses, et surtout ce regard qui s’était arrêté sur elle avec une expression de si fervente sympathie… ne lui étaient pas absolument étranger…
Elle chercha dans ses souvenirs… elle ne trouva rien… absolument rien.
– Je me trompe certainement…, allait-elle conclure, lorsque Jeannot, qui s’était approché d’elle, s’écria joyeux:
– Maman! Maman!
– Qu’y a-t-il, mon chéri?
– Le monsieur!
– Quel monsieur?
– Celui qui était là tout à l’heure, et qui m’a dit bonjour.
– Oui, eh bien?
– Je le connais.
Jacqueline tressaillit, en proie à un trouble instinctif… à un malaise indéfinissable.
– Comment, tu le connais? répéta-t-elle en attirant l’enfant près d’elle.
– Oui, maman. J’ai pas voulu lui dire parce que Réglisse m’attendait pour jouer… mais je le connais très bien. Je l’ai vu!
– Où cela?… où cela?
Jeannot garda le silence et, prenant un air grave, il fit un visible effort de mémoire.
– Voyons… Cherche… Rappelle-toi…, encourageait la mère.
L’enfant, après avoir réfléchi, répondit:
– Je ne sais pas!
Sa mère allait le questionner, encore… mais la voix du môme Réglisse retentit:
– Hé, mon pote! Alors quoi, tu me laisses en carafe?
Jeannot, répondant à l’appel de son petit camarade, s’esquiva aussitôt, tandis que Jacqueline murmurait, reprise d’une sourde inquiétude:
– C’est étrange!
Elle demeura longtemps songeuse.
Certes… aucun soupçon ne s’était encore emparé d’elle.
Cependant… elle avait la sensation qu’un nouveau mystère l’enveloppait et qu’elle n’en avait pas encore fini avec les angoisses. Dans son ignorance encore entière de la réalité, elle décida qu’elle écrirait ses impressions à celui que plus que jamais elle considérait comme son confident et son meilleur ami, et elle se préparait à rappeler les enfants… lorsqu’au détour de l’allée qui conduisait à la villa, elle se trouva en face de Jacques de Trémeuse, qui avait changé son costume de voyage pour un élégant complet de fantaisie qui lui donnait une allure toute de jeunesse et le différenciait tellement de Judex que, complètement déroutée, la fille du banquier se dit instantanément: