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– Ce gentilhomme sera plus contrarié que moi encore… Il s’est ravisé…

– Et alors?…

– Eh bien, il est parti à trois heures du matin!…

Pardaillan retint un juron, s’élança sur son cheval qui l’attendait depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit à franc étrier la route d’Amiens…

– Fiez-vous donc aux faces hypocrites! grommelait-il tout en dévorant l’espace. Moi qui me torturais l’esprit pour trouver un moyen poli de me faire donner cette lettre!… Et voilà par quel procédé il me récompense de ma politesse! Mort du diable, nous allons nous fâcher, monsieur le messager!…

En grommelant ainsi, il poussait son cheval d’une pression des genoux. Le cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s’aperçut bien vite qu’à ce train-là, la pauvre bête serait rapidement épuisée. Une fois démonté, il n’était pas sûr de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu’il tenait fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de dépenses exagérées.

Toutes ces raisons combinées firent que Pardaillan résolut d’abandonner la poursuite directe, et de tâcher d’arriver à Dunkerque par des voies de traverse qui abrégeraient son chemin. Mais à Montdidier, où il s’arrêta pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu’un cavalier venait précisément de se rafraîchir dans la guinguette où il entra. À la description qu’il provoqua par ses questions, il reconnut que ce cavalier ne pouvait être que le messager de Fausta… Il sut en outre que son homme n’avait guère qu’une demi-heure d’avance sur lui.

«C’est le moment de prendre ma revanche du tour qu’il m’a joué!» Pensa Pardaillan.

Et remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employées à bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au risque, cette fois, de tuer sa bête.

«De deux choses l’une, se disait-il; ou celui que Fausta appelle le comte arrivera à Amiens sans que je l’aie rejoint; si je le rattrape avant Amiens, je le tiens et ne le lâche plus. S’il entre dans Amiens avant moi, comme il me serait assez difficile de le retrouver dans la ville, je traverse sans m’arrêter… et en ce cas, je le tiens tout de même!…»

Arrivé au haut d’une côte, Pardaillan jeta un regard perçant sur l’autre versant, mais il ne vit qu’une charrette qui cheminait à une demi-lieue de lui. La charrette rejointe, il apprit qu’un cavalier venait de passer il n’y avait pas un quart d’heure. Pardaillan s’élança, demandant un dernier effort à son cheval. Mais lorsqu’il aperçut enfin au loin dans la plaine les clochers et les toits d’Amiens, il n’avait pas rejoint le cavalier!

«Il est dans la ville!» songea-t-il.

Le soir venait. Pardaillan s’arrêta pour réfléchir. Le résultat de ses réflexions fut qu’il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture témoigna sa satisfaction en s’ébrouant et en faisant sauter l’écume autour d’elle. Seulement, au lieu d’entrer dans Amiens, Pardaillan se mit à en faire le tour, en grommelant:

– Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenêtre tout ce qui entre dans Amiens…

Il imaginait le cavalier dans l’auberge la plus rapprochée de la porte de Paris, caché derrière les rideaux de sa fenêtre. Et il riait en lui-même du bon tour qu’il lui préparait. Lorsque après avoir contourné la ville, Pardaillan rejoignit la route du nord, c’est-à-dire la route de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son chemin jusqu’au bourg de Villers. La nuit était tout à fait noire lorsqu’il arriva.

Villers était à cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y avait une auberge. Un cavalier venant d’Amiens et allant à Saint-Pol était forcé de passer devant cette auberge.

Pardaillan mit pied à terre, fit conduire son cheval à l’écurie, le fit bouchonner devant lui, et lorsqu’il eut vu la brave bête bien séchée, les pieds dans une bonne litière, le nez dans la mangeoire bien garnie, il songea enfin à lui-même. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon dîner eut raison de la faim. Mais après la faim, Pardaillan avait la fatigue à vaincre. Or, son intention était de surveiller la route toute la nuit s’il le fallait.

Il se fit conduire à sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un regard d’envie sur l’excellent lit qui l’attendait.

Pardaillan perplexe se gratta le front pour en faire jaillir une idée.

– Veux-tu gagner deux écus? dit-il tout à coup au garçon qui lui avait indiqué la chambre.

Ce garçon en bonnet de coton et sabots, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux à la proposition du voyageur. Deux écus! Il ne les gagnait pas en quatre mois, étant appointé à la somme de trente livres avec la nourriture, une cotte, un haut-de-chausses et une paire de sabots par an.

– Deux écus! s’écria-t-il.

– Deux écus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux pièces d’argent.

– Que faut-il faire?

– Ton service est fini, n’est-ce pas, car il n’y a plus personne dans l’auberge…

– J’ai encore à fermer les portes des étables et des écuries.

– Va donc, et reviens vite…

Au bout de dix minutes, le jeune paysan était de retour.

– C’est fait, dit-il; maintenant, dites-moi comment je puis gagner ces deux beaux écus.

– Où dors-tu? fit Pardaillan.

– Dans l’écurie, sur la paille.

– Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette chaise que je mets près de la fenêtre, tu auras les deux écus… Ce n’est pas tout. Tout en veillant, comme tu t’ennuierais toute une nuit sur cette chaise, tu t’amuseras à écouter dans la rue… Et s’il passait un cheval, à n’importe quelle heure, tu me réveillerais… un cheval venant d’Amiens et allant sur Doullens…

– J’ai compris! dit le garçon. Vous attendez quelqu’un et vous craignez que ce quelqu’un ne passe pendant la nuit!

– Mon ami, dit Pardaillan, tu auras trois écus: un écu pour ta fatigue, un pour ta complaisance, et le dernier pour ton intelligence.

Le paysan s’inclina jusqu’à terre, puis allant s’asseoir sur la chaise, et s’accotant aux vitraux de la fenêtre:

– Me voici à mon poste, dit-il. Je vous garantis que d’ici demain, il ne passera personne que vous n’en soyez aussitôt prévenu. Dormez, mon gentilhomme, moi je veille.

Pardaillan posa son pistolet d’arçon sur une table près de lui et sa rapière debout à la tête du lit, sur lequel il se jeta tout habillé avec un soupir de satisfaction. Pardaillan s’endormit aussitôt. Le paysan veilla scrupuleusement, et au petit jour, réveilla le chevalier, comme c’était convenu.

– Il n’est passé personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et remit au garçon les trois écus.

– Personne, si ce n’est quelques charrettes.

– Bon! Monte-moi donc un de ces pâtés d’Amiens dont on m’a dit grand bien à Paris et une bouteille du meilleur.

Pardaillan déjeuna près de la fenêtre et fit boire au garçon un grand verre de vin, bonheur dont le digne Picard se montra aussi touché que des trois écus.

Puis, le jour étant tout à fait venu, Pardaillan sella son cheval et, posté dans la salle de l’auberge, attendit tranquillement.

Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue. Pardaillan se mit à rire… Ce cavalier, c’était celui qu’il attendait, le messager envoyé par Fausta à Alexandre Farnèse! La revanche de Pardaillan était aussi complète qu’il l’avait rêvée.

Il laissa passer le messager qui s’en allait à un petit trot raisonnable, comme un homme sûr d’avoir dépisté l’importun suiveur. Alors il n’eut plus qu’à attendre que l’homme de Fausta eût pris une certaine avance, puis il se mit en selle à son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder cette distance suffisante pour ne pas être vu.

On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier passa la nuit dans cette dernière ville, et Pardaillan ne trouva rien de mieux que de se loger dans la même hôtellerie en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être vu. Mais le lendemain matin, comme il reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord, bifurqua brusquement sur Calais en cherchant à tirer au large.

Pardaillan était résolu à l’aborder coûte que coûte. Il avait pendant tout ce voyage inutilement cherché un moyen de se faire remettre la lettre… Il la lui fallait pourtant!… Il se résigna donc à aborder le cavalier, et s’il ne se montrait de bonne composition, à lui proposer de s’arrêter quelques minutes l’épée au poing. En attendant le messager filait ventre à terre.

Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait à rattraper l’homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit à galoper sur la route qui suivait la côte, d’ailleurs toute droite.

– Est-ce que je vais le laisser échapper! grommelait Pardaillan.

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