– Cette fois, nous le tenons, dit Charles.
Pardaillan ne répondit pas. Il continuait à sourire, et ses yeux ne quittaient pas Maurevert qui se dirigeait vers la porte du Temple… Il la franchit. Et alors Pardaillan poussa un soupir… Il attendit quelques instants, puis à son tour, franchit la porte, accompagné du jeune duc.
Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marécages du Carême-Prenant, et suivant le chemin battu qui contournait l’enceinte de Paris, chemin coupé de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s’effacer.
Maurevert passa ainsi devant la porte Saint-Martin, puis devant la porte Saint-Denis, et laissant alors sur sa droite les hauteurs de Montfaucon où se dressait la masse énorme et sinistre du vieux gibet, il marcha comme s’il eût voulu se diriger vers la Grange-Batelière, mais avant d’arriver à la porte Montmartre, il chiqua tout droit vers les massifs de chênes et de châtaigniers dont le feuillage d’un vert sombre moutonnait au pied de la colline.
Maurevert allait à Montmartre… Il contourna le pied de la montagne, puis commença à monter… Pardaillan et Charles suivaient à distance, ne le perdant pas de vue, et sûrs maintenant de n’être aperçus de lui que lorsqu’ils le voudraient bien.
Lorsque Maurevert commença à monter, un sourire plus livide crispa les lèvres de Pardaillan, et une sorte de frémissement nerveux l’agita tout entier: Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline où se trouve aujourd’hui le Calvaire du Tertre… C’était le chemin qu’il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loïse, avec le maréchal de Montmorency, avec son père mourant dans une voiture!… Il leva les yeux vers un point qu’il reconnaissait bien pour y être souvent revenu!…
C’était près d’un champ de blé qu’on venait de faucher depuis quelques jours… C’était là, non loin de la source qui formait un ruisseau, c’était là qu’il avait arrêté la voiture… là que son père était mort dans ses bras… là que Maurevert apparaissant tout à coup avait frappé Loïse avec le poignard empoisonné de Catherine de Médicis!… Oui!… C’était vers ce point à jamais inoubliable dans la mémoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-là, se dirigeait!…
Pardaillan était devenu plus pâle. D’un geste plus rapide, il s’assura qu’il portait sa dague et son pistolet à la ceinture. Il s’arrêta un instant, amorça le pistolet et assura la mèche qui, d’après un système nouveau, prenait feu au moyen d’une amorce.
– Allez-vous donc l’abattre de loin? murmura Charles.
– Non, fit le chevalier en souriant, mais comme il va essayer de se sauver, comme il détale avec une rapidité de cerf… je l’ai vu à l’œuvre… je veux m’assurer qu’il ne nous échappera pas; il suffira de lui casser une jambe, et nous pourrons alors causer…
Maurevert montait toujours… Pardaillan se remit en marche, et soudain, à un détour de roches éboulées, il aperçut la croix de bois qui marquait l’endroit où il avait enterré son père.
Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu’était-ce que cette forme?… Une femme?… Que faisait-elle là?… Pardaillan n’y prêta aucune attention et la vit à peine; son regard était rivé sur Maurevert…
Maurevert, en passant près de la tombe du vieux Pardaillan, s’était arrêté. Lui aussi, sans aucun doute, songeait à cette lointaine journée d’août, rayonnante comme celle-ci, où dans ce coin paisible, dont la paix souveraine formait un si étrange contraste avec les sanglants tumultes de la ville, il avait bondi d’un buisson pour frapper Loïse de Montmorency!…
Sans doute ces souvenirs s’éveillaient en lui, brûlants et terribles… Et sans doute, il songeait à cette vengeance de Pardaillan qui le poursuivait depuis lors et à laquelle, à diverses reprises, il n’avait échappé que par miracle… Et peut-être se disait-il que cette vengeance finirait par l’atteindre… qu’il était condamné… puisque l’infernal Pardaillan avait pu sortir de la Bastille, puisqu’il était venu à Chartres… puisqu’il était sur ses traces!…
– Sur mes traces? murmura-t-il avec un sombre sourire. Pas encore!… Qui sait s’il a osé rentrer à Paris?… Et qu’il y rentre donc! C’est ce qui peut m’arriver de mieux!… Ce soir, je serai loin!… Loin de Paris!… Loin de Guise imbécile qui croit à mon dévouement!… Imbécile! Oui!… Puisqu’avec toutes les forces dont il dispose, il n’arrive pas à se débarrasser d’un Pardaillan!…
Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente où se trouve aujourd’hui la place Ravignan. Là, il vit un cheval attaché à un arbre, et près de ce cheval, une voiture solidement attelée de deux bêtes vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis à l’ombre des châtaigniers.
– Bon! fit Maurevert. Tout est prêt!… Dans vingt minutes la petite bohémienne est à moi… Ce que j’en ferai? peu importe, pourvu qu’elle ne soit ni à l’imbécile duc incapable de me protéger, ni surtout à l’ami de Pardaillan!… Je l’enferme dans la voiture, je saute à cheval… Dans quatre jours au plus, je suis à Orléans… et là nous verrons!… Allons! Adieu, Paris! Adieu, Guise! Adieu, Pardaillan!…
En prononçant ces mots, Maurevert s’était tourné vers Paris avec un sombre regard…
Pardaillan était devant lui, à vingt pas!…
Sur un signe de Pardaillan, le duc d’Angoulême qui marchait près de lui s’arrêta, et saisissant l’intention de son compagnon, se croisa les bras, pour exprimer que dans ce qui allait se passer, il allait être témoin et non acteur.
Le chevalier continua de s’avancer seul; mais quand il fut à dix pas de Maurevert, il s’arrêta également.
Un fait remarquable, c’est que tous les condamnés à mort, au moment ou on les conduit au supplice, font le même geste instinctif… tous… tous à la seconde fatale, tournent la tête à droite et à gauche… ils regardent ceux qui le regardent…
C’est ce geste que fit Maurevert lorsque Pardaillan s’arrêta à dix pas de lui. Il eut ce regard à droite et à gauche… Mais les rampes de la montagne étaient désertes; une paix énorme régnait sur les marécages de la plaine; il était seul… seul en face de Pardaillan!…
Il comprit que vainement il tenterait de fuir, car ses jambes tremblaient, et il n’eût pu faire deux pas sans tomber.’
Il comprit que toute tentative de défense était vaine, car Pardaillan, c’était plus que le Droit et la Justice, c’était la Représaille vivante qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, à armes égales!…
Et dans un combat à armes égales, Maurevert contre Pardaillan, c’était le chacal contre le lion.
Maurevert donc, ayant regardé à droite et à gauche, avec cette expression d’épouvante qui décomposait son visage, fixa la terre à ses pieds comme pour signifier:
– Ici, tout à l’heure, sera ma sépulture!…
Puis, lentement, il releva sa tête hagarde vers Pardaillan et murmura quelque chose de confus qui voulait dire:
– Que me voulez-vous?…
Pardaillan parla alors… Charles d’Angoulême ne reconnut pas cette voix un peu basse, un peu sifflante, qui contenait un monde de souvenirs, de douleurs, d’amour et de haine… et pourtant cette voix demeurait très simple, et ce qu’elle disait était également très simple:
– Remarquez, monsieur, que j’ai ma rapière et ma dague, mais que vous avez aussi votre poignard et votre épée… Il est vrai que j’ai un pistolet, mais je ne m’en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me semble-t-il, nous met sur un pied d’égalité parfaite…
Maurevert fit un signe d’assentiment, et Pardaillan continua:
– Vous me demandez ce que je vous veux. Je veux vous tuer. Je le ferai d’ailleurs le plus proprement possible, et sans vous faire souffrir, estimant que la terreur où je vous fais vivre depuis seize ans balance la douleur où je vis, moi, depuis le même laps de temps. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincèrement débarrasser la terre d’un être qui doit lui procurer de l’horreur. J’ai souvent frémi de pitié en frappant un ennemi et en lui ôtant la vie pour sauver la mienne. Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas mon ennemi; vous êtes une force malfaisante qu’il est bon de détruire. Ce que vous m’avez dit dans le cachot de la Bastille m’a prouvé une chose dont je pouvais encore douter: c’est que vous êtes un venimeux reptile qu’il faut écraser. Je vous jure donc que trois minutes après vous avoir tué, j’aurai oublié jusqu’à votre nom… Je vais donc vous tuer. Mais pas ici. Je vous pousserai un peu plus loin, et si cela ne vous désoblige pas trop, je vous prierai de m’accompagner jusqu’à Montfaucon. Vous ne voudriez pourtant pas que votre sang… votre sang… à vous! tombât comme une rosée maudite sur ce coin de terre qui recouvre la dépouille de mon père!… Montfaucon me paraît un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos de vos os. Consentez-vous à m’accompagner jusque-là?
Maurevert fit un nouveau signe d’assentiment. Une espérance se levait dans son esprit. La route était assez longue de Montmartre à Montfaucon, peut-être une occasion de fuite se présenterait-elle. En tout cas, c’était plus d’une demi-heure de gagnée… un siècle! Trente à quarante minutes dont chacune pouvait lui apporter le salut. Ce fut donc avec une sorte de joie empressée qu’il répondit: