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– C’est de celui que préférait monsieur votre père, dit Huguette; il n’en reste plus maintenant que cinq bouteilles…

– De celui que M. Dorât appelait nectar et que M. de Ronsard nommait ambroisie des dieux, au temps où ces messieurs de la Pléiade venaient ici discourir en vers, dit Pardaillan qui déboucha lui-même le glorieux flacon.

Il remplit trois verres et avança un siège pour l’hôtesse.

– Jamais je n’oserai, dit Huguette en rougissant et en jetant un coup d’œil au duc d’Angoulême.

– M. le chevalier m’a bien souvent parlé de vous, dit Charles; soyez sûre, dame Huguette, que je me tiens pour aussi honoré de choquer mon verre contre le vôtre que contre celui d’une princesse de la cour.

Huguette pâlit de plaisir; d’abord parce que Pardaillan avait souvent parlé d’elle, et ensuite parce qu’un tel compliment venant d’un personnage comme le duc d’Angoulême avait alors un prix extraordinaire.

– Ma chère Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout à l’heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille?

Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet émoi.

– Pourquoi rougissez-vous avec cette bonne simplicité si fraternelle?

– M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maîtres d’armes qu’il traitait magnifiquement après les avoir battus en quelque passe d’escrime…

– Voilà qui est d’un galant homme… Et alors?

– Alors… murmura Huguette en baissant la tête, je comptais sur lui… pour vous délivrer… Il m’a si souvent affirmé…

– Quoi donc, chère amie?… Vous savez qu’on peut tout me dire, à moi…

– Qu’il était tout prêt… à se mésallier!…

Elle redressa la tête. Un sourire d’une charmante fierté se jouait sur ses lèvres.

– Veuve, reprit-elle avec plus de fermeté, sans enfant, libre de ma personne, sinon de mon cœur, j’eusse pu accepter la proposition qu’il me fit à diverses reprises et m’engager à être une épouse fidèle… Ma vie en eût été un peu plus triste, voilà tout…

Huguette disait ces choses très simplement, n’ayant pas conscience de ce qu’il y avait de sublime dans son dévouement. Le chevalier la considérait avec un inexprimable attendrissement.

– Donc, reprit-il, vous êtes allée trouver ce Bussi-Leclerc?

– Oui, mais le premier jour que j’y allai, je ne pus entrer à la Bastille où une sorte d’émeute venait de se produire, et la deuxième fois, on me dit que le gouverneur était à Chartres avec la procession de M. de Guise… J’attendais son retour.

– Il doit être rentré, fit Pardaillan, et cette fois vous le trouverez sûrement.

– Pour quoi faire, puisque vous voilà libre? dit Huguette.

Pardaillan vida son verre d’un trait et murmura:

– Au fait… puisque me voilà libre!…

Nous avons dit que devant l’admiration ou le sacrifice qu’on lui faisait, il se trouvait tout bête, ne comprenant pas qu’on put l’admirer ou qu’on put se sacrifier pour lui. Le duc d’Angoulême avait assisté à cette scène avec l’étonnement qu’on aurait à entendre tout à coup une, langue étrangère. Et ce qui le surprenait le plus, ce qui lui causait une émotion profonde, une sorte d’angoisse qui le serrait à la gorge et remplissait ses yeux de larmes, c’était justement cette simplicité naïve avec laquelle l’une disait son dévouement et avec laquelle l’autre acceptait ce dévouement.

Il y a donc des gens qui vont dans la vie s’appuyant l’un sur l’autre, tout naturellement!… Et comme la vie serait belle, si cela était vrai pour tous! Ainsi songeait le jeune duc, et comme il était amoureux, sa pensée faisant un bond se reportait à celle qu’il adorait, et il se disait que lui aussi, s’il le fallait, se dévouerait au bonheur de Violetta sans chercher la récompense…

Pardaillan et Charles d’Angoulême reprirent dans l’hôtellerie les chambres qu’ils y avaient occupées: Pardaillan, celle-là même où Croasse avait livré une si terrible bataille à une horloge et à divers autres meubles, c’est-à-dire la chambre d’où pour la première fois, jadis, il y avait bien longtemps de cela, il avait aperçu Loïse de Montmorency. Quant à Charles, en sa qualité de duc, on lui offrait le plus bel appartement de l’auberge, mais il préféra se loger dans la chambre voisine de Pardaillan, qu’il avait déjà occupée.

La journée, la nuit, et encore la journée et la nuit se passaient paisiblement. Ce repos n’étant pas de trop après les secousses de toute nature qu’avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il était d’ailleurs nécessaire pour leur permettre d’établir un plan d’opérations.

Le troisième jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et pour mettre un peu d’ordre dans la chronologie de ces divers événements qui se croisent, il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que ce matin-là, il y avait quatre jours que Jacques Clément se trouvait dans le cachot de pénitence du couvent des Jacobins; que ce matin-là, il y avait dix jours que Picouic et Croasse menaient la vie de cocagne dans l’abbaye des bénédictins de Montmartre.

Pardaillan se précipita vers la vieille rue du Temple.

– Nous allons donc à l’hôtel de Guise? demanda Charles chemin faisant.

– Sinon à l’hôtel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert.

– Toujours Maurevert, gronda le jeune duc avec une évidente inquiétude. Pourquoi Maurevert, enfin?…

– Je vous l’ai dit, monseigneur. Maurevert n’ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que si quelqu’un au monde sait où se trouve la dame de vos pensées, c’est Guise. Après tout, peut-être pensez-vous qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l’hôtel et pénétrer jusqu’au duc à travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu’il a autour de lui.

– Ce que vous dites là est impossible, dit le jeune duc. Mais enfin, pourquoi nous adresser de préférence à Maurevert plutôt qu’à tel autre familier de Guise, Maineville, par exemple.

– Parce que je veux faire coup double, arranger à la fois vos affaires et les miennes: vous savez que j’ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours après lui depuis fort longtemps…

L’explication était plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquiétude qu’il commençait à éprouver. Bientôt, les deux compagnons arrivèrent près de la grande porte de l’hôtel où stationnait toujours une certaine foule de badauds.

En effet, l’hôtel de Guise était alors le centre de l’agitation parisienne. Les bourgeois venaient là aux renseignements et tâchaient de savoir ce que pensait le chef de la Ligue. Depuis qu’on préparait les cahiers pour les états généraux que le roi avait promis de réunir à Blois, cette agitation s’était encore augmentée tout en changeant de forme. On voyait peut-être un peu moins d’hommes d’armes autour de l’hôtel, mais force robins, procureurs, avocats, tous d’ailleurs cuirassés et la lourde rapière leur battant les talons, entraient et sortaient par la grande porte où un poste de vingt-quatre arquebusiers était installé, sans compter les sentinelles et patrouilles qui faisaient incessamment le tour de l’hôtel par les rues de Paradis et des Quatre-Fils.

Dans ce va-et-vient de gens qui discutaient en gesticulant dans cette foule, Pardaillan et Charles d’Angoulême passèrent parfaitement inaperçus et se glissèrent dans un groupe assez épais au centre duquel pérorait un homme qui exposait ses idées.

Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurèrent les yeux fixés sur cette porte grande ouverte, à tout venant, et Charles commençait à trouver que l’idée d’aller trouver le duc lui-même n’était déjà pas si mauvaise, quitte à y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et d’un signe de tête lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l’hôtel.

C’étaient Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les lèvres soudain pâlies de Pardaillan. Mais déjà les trois avaient disparu dans l’hôtel.

– Attendons! murmura alors Pardaillan.

Charles avait jeté un coup d’œil sur les trois familiers de Guise; puis, ce regard, il l’avait ramené sur le chevalier, et il avait frissonné. Cependant le temps s’écoulait. Midi sonna. Devant l’hôtel, l’affluence était toujours grande, et nul ne faisait attention aux deux patients guetteurs… Une heure encore tinta…

– Qui sait s’ils sortiront aujourd’hui… ou même s’ils ne sont pas déjà sortis par une autre porte? murmura Charles.

Comme il disait ces mots, il aperçut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Il toucha Pardaillan comme Pardaillan l’avait touché… mais le chevalier les avait déjà vus… Dans la rue, les trois gentilshommes s’arrêtèrent, causant entre eux à voix basse. Puis Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s’en allèrent ensemble. Maurevert demeura un instant à la même place, puis se mit en marche.

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