Fausta demeurait muette. Il semblait que rien ne palpitât en elle. Pas un frisson n’agitait les plis rigides de la robe de moine qui l’enveloppait toute entière… Qui sait quelles mortelles pensées traversaient à ce moment son esprit?… Pardaillan continua:
– À ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses dans la tête: d’abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma rencontre avec lui devant la Devinière , le compte que j’ai à régler avec lui s’est encore chargé; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Si vous voulez savoir pourquoi, interrogez-le. Enfin, que M. le duc d’Angoulême et la petite Violetta seront unis… Quoi, madame, n’avez-vous pas pitié de ces deux enfants? Si vous aviez vu pleurer le pauvre Charles, comme je l’ai vu pleurer, vous iriez prendre la jolie bohémienne par la main, vous l’amèneriez au petit duc, et vous diriez: «Aimez-vous, soyez heureux…» Et d’avoir fait cela, madame, du spectacle de ce bonheur créé par vous, vous seriez si heureuse vous-même que la couronne royale ou la tiare des papes vous sembleraient de pitoyables moyens d’être heureuse. Voyons, un mot de vous, un pauvre petit mot, et voilà deux êtres bien heureux… Voyons, madame, qu’avez-vous fait de Violetta? Où est-elle?… J’ose vous assurer que si vous ne me répondez pas, je serai forcé d’en venir à de rudes extrémités…
Pardaillan se tut. L’église, comme il disait, fut pleine de silence. Des parfums d’encens flottaient encore, et seuls, deux enfants de chœur allaient et venaient éteignant les cierges.
– Madame, reprit Pardaillan, songez que j’attends votre réponse: où est la petite bohémienne Violetta?
Fausta jeta un rapide regard autour d’elle. Elle se vit seule, à la merci du chevalier. Et comme elle avait résolu de ne pas mourir encore…
– Je l’ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m’intéresse pas. Elle n’est rien pour moi…
Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne:
– Ne vous l’ai-je pas dit à Paris, dans mon palais, alors que je n’avais nul besoin de déguiser la vérité? Ce qu’est devenue cette enfant, je l’ignore depuis qu’elle appartient à M. de Maurevert.
Pardaillan pâlit. Il n’y avait pas moyen de douter de ce que disait Fausta. D’abord, il lui semblait qu’elle était incapable de mentir. Et ensuite il était bien évident qu’elle n’avait eu aucun intérêt à mentir dans leur rencontre à Paris. Ce n’était donc plus du côté de Fausta qu’il fallait chercher: seul Maurevert pouvait parler.
– Adieu, madame, dit-il d’une voix altérée par l’émotion. J’éprouve ici une cruelle déception. Mais, dois-je vous le dire, je suis encore heureux de savoir que du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour ennemie.
Et il fit un mouvement pour se retirer.
– Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta à ce moment.
Et ce mot, elle le prononça avec une telle douceur que Pardaillan s’arrêta. Fausta se rapprocha de lui, jusqu’à le toucher de sa main, qu’elle dégagea des larges manches et posa sur le bras du chevalier.
– Attendez un instant, dit-elle avec la même étrange douceur.
«Que me veut-elle? grommela Pardaillan en lui-même. Est-ce qu’il y aurait aussi une nasse dans les caveaux de la cathédrale de Chartres?»
Fausta semblait hésiter. Sa main posée sur le bras du chevalier tremblait légèrement.
– Vous avez parlé, dit-elle enfin d’une voix oppressée, à mon tour, voulez-vous?…
Fausta s’arrêta soudain, comme si elle eût regretté d’avoir parlé. Et dans cette minute où un double flot de passions contraires venait se heurter en elle, humiliée dans son rêve de pureté extrahumaine et de divine domination, soulevée par l’amour féminin qu’elle portait dans son sein, elle vit qu’elle n’était qu’un pauvre fétu d’humanité pris dans le tourbillon de cette sorte de confluent… Fausta comprit avec terreur qu’elle était double, qu’il y avait deux êtres en elle… Elle était de la lignée des Borgia; le sang impétueux et sauvage de César et de Lucrèce coulait rudement dans ses veines; toute la passion des Borgia se déchaînait dans son âme, passion de despotisme, passion de meurtre, passion d’amour… Et elle était aussi ce qu’elle avait voulu être, ce qu’elle était devenue par la puissance de sa volonté… la Vierge immaculée dans son corps, dans son cœur, dans son âme, l’ange, l’Envoyée, la prêtresse des nouvelles destinées de l’Église.
Il y avait en elle un orgueil sublime et un amour dévorant. Et par un effort vraiment digne d’admiration, l’orgueil, jusqu’ici, avait vaincu l’amour… Ces deux êtres, donc, ces deux âmes contradictoires qui habitaient le même corps se livraient une effroyable bataille. Il fallait le triomphe de l’un ou de l’autre; ils ne pouvaient plus coexister.
Ou Fausta demeurait la vierge, la prêtresse, la dominatrice plus que reine – et il fallait la mort de Pardaillan.
Ou Fausta renonçait à son rêve, redevenait une femme – et il fallait l’amour de Pardaillan…
Fausta, donc, ayant posé sa main sur le bras de Pardaillan, ayant annoncé qu’elle voulait parler, Fausta se taisait. Une dernière lutte se livrait en elle. Toute droite dans les plis roides de sa robe monacale, invisible grâce à son capuchon rabattu, elle luttait avec un courage désespéré contre l’amour qui bouillonnait dans son sein. Puis, peu à peu, cette forme de statue s’anima; la raideur s’effaça; l’attitude devint féminine et, enfin, Pardaillan, avec un étonnement mêlé de crainte et de pitié, entendit que Fausta sanglotait doucement.
Fausta pleurait sur son rêve!… Elle ne pleurait plus, comme dans le palais de la Cité, sur Pardaillan qui allait mourir, sur le sacrifice de son amour à son orgueil de vierge et de prêtresse… elle pleurait sur la déroute de son orgueil. L’amour, une fois de plus dans l’éternelle histoire de l’humanité, l’amour était vainqueur.
Elle se rapprocha un peu plus de Pardaillan. Sa main se crispa sur son bras. Et dans un murmure d’une douceur désespérée, elle prononça:
– Écoute-moi. Mon cœur éclate. Je dois dire aujourd’hui des choses définitives. Et si je te les dis, à toi, alors qu’il me semblait que jamais aucun homme ne les entendrait, c’est que tu n’es semblable à aucun homme… ou plutôt! non! ceci est une excuse indigne… Si je dis que j’aime, c’est que, malgré moi, l’amour est en moi. Pourquoi est-ce toi que j’aime? Je ne sais pas et ne veux pas le savoir… mais c’est toi que j’aime… Dans mon palais, je te l’ai dit sans crainte. Car alors, j’étais sûre de tuer mon amour en te tuant… Je te croyais mort, et je pleurais sur toi avec la joie profonde de me dire que j’avais triomphé de moi-même et que j’avais le droit de pleurer… Tu es vivant! Et lorsque je veux te crier que je te hais, mes lèvres, malgré moi, te disent que je t’aime… Me comprends-tu, Pardaillan?
– Hélas, madame! dit Pardaillan.
– Moi aussi, continua Fausta, moi aussi, par les printemps embaumés, par les soirs chargés de mystérieuse beauté, moi aussi, jeune, belle, adulée, je me disais: «N’aimerais-tu pas? Laisserais-tu s’écouler le printemps de ta vie sans cueillir la fleur qui, sur tous les chemins, se penche vers toi? Non, tu n’aimeras pas comme les autres femmes. Tu monteras plus haut que ces étoiles, plus haut que ce ciel dont l’œil humain n’ose mesurer la hauteur et, dans ton orgueil de vierge, tu planeras au-dessus de l’humanité…» Voilà ce que je me disais, Pardaillan. Je t’ai vu, et d’une seule secousse violente et douce, tu m’as ramenée du ciel sur la terre…
Fausta se tut. Pardaillan baissa la tête, et après quelques secondes de silence, il dit doucement:
– Madame, pardonnez-moi ma simplicité d’esprit. Je ne suis qu’un coureur de routes, prenant de la vie, en passant, tout ce qui en est bon à prendre; j’ai le malheur de voir l’existence humaine comme une chose très simple et très belle que gâtent les chercheurs de complications: que chacun fasse ce qu’il veut en se gardant comme de la peste d’attenter à la volonté du voisin. À ce prix, je crois que l’humanité serait heureuse. Pourquoi diable vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu’il est partout autour de vous?
– Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n’eût pas entendu, avec cette même voix de douceur désespérée, Pardaillan, tu connais maintenant ma pensée mieux que jamais nul ne l’a connue. Or, écoute-moi. Tu m’as dit, tu me répètes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux renoncer à la domination sublime que je rêvais. Pardaillan, j’y renonce! Je ne suis plus qu’un être vivant parmi d’autres êtres. Je renonce à conduire Guise…
Le chevalier tressaillit et ne put s’empêcher de respirer.
– Je renonce à tout ce que j’avais lentement et patiemment élaboré. Demain, je dis adieu à la France. Je vais chercher au fond de l’Italie la paix, la joie, le bonheur et l’amour… mais…
Pardaillan frémit.
– Mais, continua Fausta, c’est toi qui me conduis!… Voilà ce que je t’offre… Là-bas, j’ai des domaines, des richesses. La vie nous sera miséricordieuse. Si tu veux, demain nous partons. Pardaillan, poursuivit-elle avec une espèce de fièvre, celle qui s’offre à toi ne s’offrira plus jamais ni à toi ni à personne. Cette minute est unique. (Elle rabattit, arracha plutôt son capuchon). Regarde-moi! Lis dans mes yeux que celle qui a rêvé une destinée surhumaine peut rêver un surhumain amour!…