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À deux lieues de là, il rencontra un paysan qui conduisait une charrette attelée de deux bœufs. Pardaillan s’arrêta et interrogea le paysan en lui faisant une description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra à cent pas en avant une route qui s’éloignait perpendiculairement de la Loire.

– J’ai rencontré le cavalier que vous dites sur cette route que je viens de quitter, dit-il.

– Et cette route?…

– Elle s’enfonce de cinq lieues dans les terres, puis tourne à droite, et conduit à Tours…

Pardaillan jeta une pièce d’argent au paysan, alla rejoindre la route qui venait de lui être signalée et reprit son allure de galop furieux.

La manœuvre de Maurevert était facile à comprendre: il s’était élancé comme pour gagner Orléans, et, persuadé qu’on le poursuivrait, il avait, par un mouvement tournant, pris une direction opposée. Bientôt, pourtant, le chevalier dut modérer son allure, sous peine de crever son cheval. Lorsqu’il atteignit le croisement des routes qui lui avait été signalé par le paysan, la pauvre bête était déjà bien fatiguée par un temps de galop d’environ six lieues.

Pardaillan mit donc pied à terre devant une misérable auberge qui, placée au carrefour, s’appelait l’auberge des Quatre-Chemins. L’aubergiste, interrogé, prit un air très étonné et répondit hardiment qu’il n’avait vu passer aucun cavalier.

Pardaillan frissonna. Ainsi donc Maurevert lui échappait encore et cette fois, sans doute, pour toujours!…

Le chevalier sentit une sorte d’accablement s’emparer de lui. Il ne dit rien, pourtant, et, s’étant occupé de faire donner des soins à son cheval, s’assit près du feu et commanda qu’on lui servît à manger. La nuit venait, le temps était triste. Pardaillan résolut de passer la nuit dans cette auberge… Tout en mangeant, il examinait du coin de l’œil l’aubergiste, et se disait:

«Quelle figure de truand est-ce là?…»

En effet, l’homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux garçons dans l’auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu en pleine campagne et où ne devaient guère s’arrêter que les rares rouliers faisant le service d’Orléans à Tours. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensée d’aller coucher ailleurs. L’auberge avait décidément les allures d’un coupe-gorge. Pardaillan, d’ailleurs, s’inquiétait assez peu de ce détail. Lorsqu’il eut fini de manger, il s’accouda à la table, les bottes au feu. L’aubergiste plaça sur la table une chandelle fumeuse, et se retira.

Pardaillan vit qu’il était seul. Il était las. Sa pensée si vivante d’ordinaire, et si méthodique, devenait lourde. Peu à peu, il s’assoupissait. Et comme il faisait un effort pour garder les yeux ouverts, son regard, tout à coup, tomba sur un fragment de miroir accroché devant lui, un peu au-dessus de sa tête.

Ce miroir réfléchissait la salle vaguement éclairée par le feu mourant et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le miroir s’entrouvrir doucement la porte du fond de la salle. C’était vague, imprécis; mais c’était assez pour éveiller l’attention de Pardaillan, qui, à demi endormi, regardait comme on regarde dans les rêves.

La porte s’était ouverte sans bruit. Il sembla à Pardaillan qu’il apercevait alors la figure louche de l’aubergiste, dont les yeux de braise étaient fixés sur lui. Pardaillan s’immobilisa, le coude sur la table, la tête sur la main. Pendant une longue minute, il eut la sensation de ces yeux fixés sur lui par derrière. Et si brave qu’il fût, dans ce silence, dans cette solitude, dans cette obscurité qui s’épaississait, il eut un rapide frisson.

Tout à coup, il vit que l’aubergiste se mettait en mouvement. Il devait être pieds nus, car le chevalier n’entendit pas le moindre bruit. Et voici que derrière le maître de l’auberge apparurent les deux garçons, autres ombres silencieuses, sournoises. Et Pardaillan entendit ceci:

– Il dort… c’est le moment…

De quoi était-ce le moment? Pardaillan se le demanda dans cette rapide et fugitive seconde où la pensée s’exaspère, où les sens acquièrent une acuité anormale. Il vit les trois ombres se glisser vers lui avec cette lenteur qui crée l’épouvante, et, à cet instant, il lui sembla que quelque chose comme un couteau ou un poignard venait de jeter une lueur soudaine, et que le bras de l’aubergiste se levait.

«Je crois en effet que c’est le moment!» pensa Pardaillan.

Au même instant, il se leva brusquement, se retourna et renversa la table d’une violente poussée. Aux dernières lueurs de l’âtre, il vit l’aubergiste, un couteau à la main et ses deux garçons portant des cordes. Les trois hommes étaient demeurés pétrifiés de stupeur.

– Eh bien? fit Pardaillan qui éclata de rire, qu’attendez-vous pour me garrotter, vous deux?… Et vous, est-ce bien le moment de me saigner?…

En même temps, il s’élança et projeta ses deux poings en avant; les deux garçons poussèrent un cri de douleur, et déjà Pardaillan se retournait vers l’aubergiste, lorsque celui-ci, jetant son couteau, tomba à genoux et s’écria:

– Grâce, monseigneur, je vous dirai tout!…

– Comment, tu me diras tout… tu n’avais donc pas seulement l’intention de me voler?

– Monseigneur, j’avais l’intention de vous tuer! fit piteusement l’aubergiste.

– J’entends bien. Mais pour me voler?…

– Hum! sans doute… Mais aussi pour obéir à un gentilhomme qui m’a payé.

– Ah! ah! voilà qui devient intéressant. Relève-toi, l’ami; et vous deux, maroufles, disparaissez, car vous saignez du nez comme des gorets égorgés…

Les deux garçons obéirent à cet ordre avec un évident plaisir et se précipitèrent au dehors. L’aubergiste se releva en disant:

– Vous ne me ferez pas de mal?

– Si tu dis la vérité. Mais si je m’aperçois que tu mens, je t’attache sur cette chaise avec les cordes que tu avais apportées pour m’y attacher moi-même, et je te coupe les deux oreilles avec ce couteau que tu tenais pour m’occire. Maintenant, rallume la chandelle et va chercher du vin…

L’aubergiste exécuta ces deux ordres avec promptitude.

– Parle, maintenant, dit Pardaillan, quand il fut installé devant son verre plein.

– Eh bien, monseigneur, voici la vérité pure: j’ai vu, en effet, ce gentilhomme dont vous m’avez parlé en arrivant…

Pardaillan pâlit. Il saisit l’aubergiste à la gorge:

– Misérable! dit-il, sais-tu bien que j’ai fort envie de t’étrangler?…

Et il disait cela avec une terrible froideur, et sa main de fer étreignait si violemment la gorge, que l’homme crut sa dernière heure arrivée.

– Monseigneur, put-il râler, vous m’avez promis de me faire grâce si je vous disais toute la vérité…

– Et quelle preuve aurai-je de ta bonne foi, scélérat?

– La peur que vous me faites, dit l’aubergiste en claquant des dents. Pardaillan le lâcha.

– Continue donc, fit-il d’une voix sombre.

– Donc, ce gentilhomme que vous m’avez décrit s’est arrêté comme vous à mon auberge.

– Quand cela?…

– Environ cinq heures avant vous.

Pardaillan calcula que Maurevert avait donc près de huit heures d’avance sur lui…

– Il est entré, continua l’aubergiste, s’est assis à cette table même que vous venez de renverser et, après m’avoir fait boire avec lui, il m’a fait de Votre Seigneurie une si exacte portraiture que je vous ai reconnu à l’instant même où vous avez mis pied à terre devant l’auberge…

– Et alors?…

– Alors, il m’a affirmé que vous me demanderiez par où il était passé, et il m’a donné trois écus pour vous répondre que je ne l’avais pas vu…

– Soit! Mais je pense qu’il ne t’a pas chargé de m’assassiner? Car c’est, au fond, un digne gentilhomme, incapable d’une méchante action…

– Lui! s’écria l’aubergiste en regardant Pardaillan d’un air de pitié. Eh bien, monseigneur, permettez-moi de vous dire que j’ai rarement vu un homme aussi fort que vous pour les bras, mais aussi…

– Aussi faible d’esprit, hein? Ne te gêne pas, dit froidement le chevalier.

– Ma foi… je n’osais pas le dire!

– Heureusement que toi, tu es plus fort par l’esprit que par les bras. Et tu as donc deviné?…

– J’ai deviné tout de suite que ce gentilhomme avait contre vous une haine mortelle. Et en effet, après avoir longtemps tourné autour du pot, il a fini par sortir de sa ceinture cinq écus d’or et m’a chargé, sinon de vous tuer, du moins de vous blesser, de façon que vous soyez retenu une bonne quinzaine ici…

– Tu vois donc bien que ce brave gentilhomme ne veut pas ma mort!…

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