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Pardaillan tressaillit et regarda fixement Fausta. Une minute, leurs regards se croisèrent. Fausta était pâle comme la mort. Une étrange émotion venue de très loin, des mystérieuses profondeurs de ce cœur humain qui est un abîme insondable; oui, à cette minute solennelle, perverse, tragique et angoissante, Pardaillan sentit cette émotion-là dans son âme.

Quelque chose comme un sourd battement de son cœur l’avertit qu’il subissait une redoutable crise de sentiment. Et dans cette minute, aussi, il reconnut ce qu’il ne savait pas encore, car il n’avait jamais regardé en lui-même, étant la nature la plus simple et la plus impulsive… Il reconnut qu’il était l’homme du sentiment.

Que toute sa vie avait été un acte de sentiment. Que tous les gestes de son bras avaient été des pensées de sentiment…

Il se raidit. Il ne voulait pas se rendre. Il appela à son aide l’horreur que devait lui inspirer Fausta, et en lui-même, il ne trouva plus d’horreur… Pourtant il ne se livrait pas. Il demeurait glacial, un coin de songerie seulement au fond des yeux.

– Monsieur, dit Fausta, d’une voix intraduisible, comme pourrait en avoir une morte, si les morts parlaient, monsieur, plus ne m’est rien, rien ne m’est plus. Je ne suis vivante qu’en vous. M’acceptez-vous telle que je suis dans votre pensée, dans votre cœur, dans votre vie?… Telle que je suis criminelle, peut-être, hideuse, sans doute, capable sûrement d’inspirer l’effroi et l’horreur par mes actes, car mes actes viennent de pensées incompréhensibles. Telle que je suis… c’est-à-dire une passion en marche, car j’ai tout fait, tout pensé, tout agi avec passion. Non responsable, dis-je, de mes gestes extérieurs qui ont pu étonner le vulgaire, niais qu’un homme comme vous peut comprendre… Un mot: m’acceptez-vous? Je vis! Vous écartez-vous de moi? Je suis morte… Un mot! Non! Pas même: un geste. Si je dois vivre, tendez-moi la main…

Pardaillan eut un long frémissement. Sa main s’agita faiblement comme pour se tendre vers la main de Fausta. Puis tout à coup, cette main demeura immobile. Le visage de Pardaillan se fit plus fermé, plus glacial. Cette pensée foudroyante venait de traverser son cerveau:

«Elle ment! Ce n’est pas sa mort qu’elle veut! C’est la mienne…»

Et il ne bougea plus… Fausta poussa un soupir atroce. Elle leva vers le ciel noir et chargé de neige ses yeux profonds. Et au bord de ses paupières, Pardaillan vit scintiller deux larmes, diamants purs qui se volatilisèrent au feu de ses joues enfiévrées…

En même temps, Fausta rassembla les rênes de son cheval. Puis, brusquement, elle frappa la bête d’un coup d’éperon furieux, en la maintenant tête au parapet du pont. Et elle lâcha les rênes. Le cheval se cabra, hennit de douleur, et dans le même instant, franchit le parapet, sauta, tomba dans le vide… Dans la seconde qui suivit, Fausta disparut dans les tourbillons de la Loire…

– Fausta! hurla Pardaillan.

Et ce nom qu’il prononçait ainsi pour la première fois, ce nom retentit en lui-même comme un coup de tonnerre qui suit l’éclair. Or, à la lueur de cet éclair qui incendiait sa pensée, Pardaillan lut dans son esprit ce sentiment qui l’accabla de stupeur et d’épouvante:

«Je ne veux pas qu’elle meure! Je n’ai jamais voulu qu’elle meure!»

Dans le même moment, Pardaillan sauta par-dessus le parapet; en un temps inappréciable, de sa selle, il bondit sur le rebord de pierre, et de là, dans le vide… dans la Loire!… Pardaillan alla d’abord au fond de l’eau… Mais il garda la conscience précise de tous ses faits et gestes.

L’eau grondait à ses oreilles. Il était aveuglé. Ses vêtements le gênaient. Mais d’un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface; un remous le prit alors, et pendant quelques instants, il disparut encore sous les eaux grises… puis sa tête se montra, il jeta un rapide regard devant lui, et vit le cheval de Fausta qui, nageant vigoureusement, essayait de se diriger vers le bord…

Mais elle! oh! elle!… il ne la vit pas. Et de cette même voix d’angoisse et de sanglots qui l’avait épouvanté, il cria éperdument!

– Fausta!…

Tout à coup, il la vit!… Elle roulait avec les flots sales de la Loire. Elle se laissait entraîner. On ne voyait en elle aucun de ces gestes instinctifs qu’ont tous ceux qui se noient même quand ils ont voulu fortement la mort. Peut-être était-elle morte déjà…

Pardaillan se mit à nager vers elle, dans une telle ruée, dans une si violente volonté de la rejoindre, qu’il semblait fendre les eaux. Au moment où Fausta allait s’abîmer tout à fait sous les flots, il la saisit par un bras…

Quelques minutes plus tard, Pardaillan prenait pied sur un rivage bas et sablonneux, non loin de l’endroit où le cheval de Fausta venait lui-même de regagner le bord et se secouait. Fausta n’était pas évanouie. Elle venait d’ouvrir les yeux et considérait Pardaillan avec une mortelle expression de désespoir et de reproche. Elle se releva enfin et, durement, demanda:

– Pourquoi? De quel droit m’avez-vous empêchée de mourir?…

– Appuyez-vous sur mon bras, fit Pardaillan avec une grande douceur, avec une voix que Fausta ne lui connaissait pas. Appuyez-vous sur mon bras, et je vous conduirai jusqu’à cette cabane de mariniers… nous nous sécherons.

Il se mit à rire en ajoutant:

– Vous ne nierez pas que nous avons besoin de nous sécher? Ce fut tout. Fausta se mit à pleurer. Elle mit son bras sur le bras de Pardaillan et s’appuya sur lui comme il avait dit. Ils tremblaient tous les deux. En marchant, ou plutôt en se laissant traîner, elle pleurait, et il lui semblait que c’était toute sa vie passée qui s’en allait avec ses larmes. Parfois, elle levait les yeux sur Pardaillan… non plus ses yeux de diamants noirs, mais des yeux où il y avait comme une timidité…

Deux ou trois fois ils se sourirent… Et lorsqu’elle fut convaincue, lorsqu’elle eut compris qu’un grand bouleversement s’était fait dans l’âme de Pardaillan, Fausta, tout à coup, éclata en sanglots, murmura: – Seigneur!… et s’évanouit…

Alors Pardaillan prit dans ses bras ce corps de vierge aux formes si pures… la tête de Fausta retomba sur son épaule, et fermant les yeux avec un long frissonnement, il approcha ses lèvres de son front… Alors, il marcha à la cabane qu’il avait aperçue, déposa Fausta devant le foyer, offrit une pièce d’or aux habitants de la masure, et les pria de faire un grand feu qui bientôt flamba…

Une heure plus tard, Fausta et Pardaillan, complètement séchés, étaient assis devant la haute flamme claire du foyer. Ils n’avaient échangé que peu de paroles – et des paroles indifférentes.

– Il faut que vous partiez, dit enfin Pardaillan. Les gens de Blois pourraient avoir envie de vous poursuivre.

– Où irais-je? demanda Fausta, comme si désormais Pardaillan eût le droit de lui indiquer ses désirs ou sa volonté.

– Ne pourriez-vous m’attendre? fit Pardaillan. J’ai diverses affaires à régler en France.

– Je puis vous attendre en Italie, dit Fausta.

Ils causaient paisiblement. Car toute leur conversation était dans leurs yeux, non dans leurs paroles. Elle reprit:

– Rome est un séjour dangereux pour moi, à cause de Sixte qui ne pardonne pas. Mais j’ai un palais à Florence. Le palais Borgia. Il me vient de mon aïeule. Je vous attendrai là, si vous voulez.

– À Florence, palais Borgia, bien! dit Pardaillan. Mais cette route est longue… ne craignez-vous pas…

Elle l’arrêta d’un sourire. D’ailleurs, elle ne lui demanda pas la promesse de venir: toute l’attitude de Pardaillan était une promesse.

– Oh! fit-il tout à coup. Et de l’argent?…

Elle sourit de nouveau.

– J’ai de l’argent à Orléans, dit-elle; j’en ai à Lyon; j’en ai à Avignon. Une seule chose me gêne. On a arrêté mes deux pauvres suivantes…

– Je les ferai relâcher, dit vivement le chevalier.

– Si cela est, qu’elles me rejoignent à Orléans où je les attendrai cinq jours… elles savent où.

Ils sortirent de la cabane en remerciant leur hôte, – un homme et une jeune femme, de pauvre gens. Fausta fouilla ses poches, et ne trouvant rien, défit la boucle de sa ceinture et la tendit à la femme du marinier stupéfaite… La boucle était en diamants et valait cent mille livres.

– Ma chère, dit Fausta, quand je reviendrai en France, je vous demanderai un service.

– Tout à vos ordres, madame, dit la femme éblouie.

– Ce sera, dit Fausta, de me vendre cette cabane. Je vous la paierai cent mille livres, elle vaut pour moi cent fois cette somme…

Et laissant les pauvres gens stupéfiés, chancelants comme s’ils eussent reçu la visite d’un génie fabuleux, elle se dirigea rapidement vers son cheval qui, après avoir pris terre, mordillait des ronces d’hiver le long d’un champ. Légèrement, elle se mit en selle, laissa tomber un long regard sur Pardaillan, et dit:

– À Florence, palais Borgia…

Pardaillan inclina la tête…

– Oui, répondit-il.

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