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La duchesse de Montpensier remit à chacun des assistants une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits des noms.

– Messieurs, continua alors le duc, vous étudierez soigneusement ces listes, et vous ôterez de votre pleine volonté ceux qui ne vous semblent pas décidés à mourir s’il faut mourir. Vous avez ainsi chacun de trente à quarante gentilshommes sous vos ordres. Vous les préviendrez dans l’après-midi du 23 décembre qu’ils aient à se tenir prêts à huit heures du soir, à l’endroit spécifié pour chaque compagnie. Ces endroits ne sont pas encore convenus, messieurs. Chacun de vous les connaîtra le 23 à midi…

Ils écoutaient en silence, en ces attitudes raidies que donne l’émotion des choses irrévocables. La voix de Guise qui retentissait seule dans ce silence, avait on ne sait quoi de solennel et de funèbre. Le Balafré continua:

– L’attaque se fera sur trois points; il y aura donc trois corps d’attaque: un sous les ordres du cardinal, un autre dirigé par Mayenne, et le troisième commandé par moi. Lorsque chacune de vos compagnies seront réunies à huit heures du soir, vous saurez avec quel corps chacun de vous devra marcher. Voilà, messieurs, dans ses lignes principales, le plan d’attaque dont j’espère que nous verrons l’entière exécution dans le château…

Et avec une sorte d’ironie plus funèbre:

– L’exécution de ce plan nous a été inspirée par ce fait que les clefs du château sont en notre pouvoir tous les soirs. Il n’y aura donc qu’à entrer… et…

– Tuer! dit violemment Bussi-Leclerc… Tuer tout!… Mort du diable! la belle tuerie que nous allons avoir!

Maurevert avait assisté à toute cette scène, avait tout vu, tout entendu. Aux derniers mots du Balafré, il comprit que la conférence allait être terminée. Il remit donc en place la brique qu’il avait dérangée, s’enveloppa de son manteau et s’éloigna rapidement. Dans le vestibule, il eut à donner pour sortir un mot de passe qui n’était pas celui qu’on donnait pour entrer.

La rue était libre. Maurevert regagna en courant son hôtellerie où il entra sans réveiller personne grâce à l’escalier extérieur. Il se coucha à tâtons, sans allumer de flambeau, et le coude sur le traversin de son lit, l’oreille tendue, il écouta…

Maurevert avait sagement fait de se hâter. En effet, après quelques mots que Guise avait ajoutés, les conjurés s’étaient dispersés. Maineville, en sortant du mystérieux hôtel, s’était dirigé en courant vers l’hôtellerie où logeait Maurevert.

Il réveilla l’hôte à grand vacarme et se fit conduire aussitôt à la chambre de Maurevert. La porte n’était pas fermée à clef. Il ouvrit brusquement et entrant une lampe à la main, jeta un regard avide sur le lit, comme s’il eût pensé de n’y pas trouver Maurevert… Mais Maurevert était là… profondément endormi.

Maineville referma la porte, posa sa lampe sur la table, et s’approchant du lit, examina un instant ce compagnon d’armes dont il était l’ami depuis si longtemps. Évidemment, Maurevert était couché depuis le commencement de la soirée… Il dormait régulièrement d’un sommeil paisible. Maineville songea:

«Je veux que le diable m’étripe si Maurevert songe à trahir. Et pourquoi trahirait-il? Tous ses intérêts sont du côté de Guise… Comme il dort!… Et moi qui courais dans la pensée de le surprendre!… Pauvre Maurevert! Après tout, il m’a rendu plus d’un service, et je ne veux pas qu’il lui arrive de mal…»

– Holà, Maurevert!…

Par un excès d’habileté, Maurevert, au lieu de se faire appeler plusieurs fois, ouvrait les yeux à l’instant, et ne témoigna même pas de surprise-Il se contenta de dire:

– Tiens! c’est toi!… Qu’y a-t-il?… As-tu besoin d’argent? As-tu perdu au jeu?… Ma bourse est là, à gauche, sur la cheminée… allons, va-t-en au diable, et me laisse dormir…

– Maurevert, fit Maineville, pourquoi n’es-tu pas venu à la réunion de ce soir?

– Quelle réunion?…

– Eh! celle dont je t’ai donné les mots de passe, ce matin!

– Ah! oui! Eh bien?… Pourquoi y aurais-je été?… Est-ce que mon absence a été remarquée?

– Oui, Maurevert, ton absence a été remarquée… par le duc.

– Eh bien! fit Maurevert en s’accoudant et comme s’il eût pris son parti d’un entretien forcé, eh bien, tu peux dire au cher duc qu’il remarquera mon absence plus d’une fois. Tiens! pourquoi ne suis-je pas convoqué comme les autres? Prétend-il que je viendrais honteusement, et par une porte de derrière?… Non, non! je ne bouge plus tant qu’il ne m’aura pas envoyé chercher…

Maineville s’assit sur le bord du lit. Ces paroles eussent dissipé en lui tout soupçon, s’il lui en était resté. Mais Maineville n’avait plus maintenant aucun soupçon contre Maurevert… Mais il savait aussi qu’un homme soupçonné de trahison par Guise en des circonstances aussi tragiques était un homme perdu. Maineville avait pour Maurevert cette sorte de rude affection qui unit les gens ayant couru les mêmes dangers… Il résolut de sauver Maurevert.

– Sais-tu, demanda-t-il, pourquoi tu n’as pas été convoqué?

– Non, je ne le sais pas! Et je ne donnerais pas un blanc [13] pour le savoir. Le duc, plusieurs fois déjà, m’a battu froid, puis il est revenu. Il reviendra cette fois encore.

– Cette fois, c’est grave, mon ami: tu es soupçonné.

– Soupçonné?… Et de quoi donc?

– De tout et de rien, ce qui est bien pis qu’une accusation précise. Si on disait franchement: Maurevert a dit ceci, Maurevert a fait cela, tu pourrais te défendre. Mais on ne dit rien. On dit simplement qu’il faut se défier de toi!…

– Et qui dit cela?…

– La duchesse aux ciseaux d’or.

– La boiteuse? Cette vipère? Cette tête éventrée qui perdra son frère? Eh bien, qu’elle m’accuse. Je ne me défendrai même pas!…

– Maurevert, un conseil…

– Ah! cher ami, il est bien tard… attends à demain!…

– Demain, il sera trop tard. Je t’inflige mon conseil à l’instant.

– Je suis prêt, dit Maurevert en baissant la tête avec une résignation si comique que Maineville éclata de rire et songea:

«Oui, vraiment, il faut que la damnée duchesse soit une vraie vipère!…»

Et Maineville continua:

– En tout cas, voici le conseil: tu avais fort envie de voyager; eh bien, voyage!

– Excellent! Et quand, d’après toi, quand dois-je fuir?… Car c’est une fuite que tu me proposes.

– Tout de suite. Dès cette nuit. Sur l’heure même, mon bon ami.

– Charmant! Et où faut-il aller? À Paris? ou chez les Turcs?…

– Où tu voudras, pourvu que ce soit loin, très loin de Guise.

– Merveilleux! Et avec quoi voyagerai-je?

– Avec quoi?… Avec ton cheval, pardieu! Ton cheval, ta rapière et tes pistolets d’arçon.

– Oui; mais avec quel argent? Est-ce avec les deux mille livres que le duc me doit et qu’il me devra longtemps encore hélas? Est-ce avec ma paye d’officier qui est en retard de cinq mois?

Maineville eut une minute d’hésitation, poussa un soupir, et proféra enfin:

– Écoute, j’ai quelque chose comme deux cents pistoles qui s’ennuient dans mon porte-manteau. Fais-les voyager, cela nous rendra service à tous les trois: à toi qui auras de quoi voyager, aux pistoles qui verront du pays, et à moi qui ne serai plus tenté de jouer à la bassette [14] .

Le cœur sec de Maurevert eut comme un battement. Dans cet esprit de ténèbres, une lueur plus douce brilla un instant. Mais cette émotion dura le temps d’un éclair, et il se le reprocha violemment en se disant:

«Triple sot! Ton Maineville est en train de t’enferrer! Il est là pour savoir si tu conspires et te livrer ensuite. Ne t’a-t-il pas un jour menacé de sa dague si tu touchais au duc ou à son argent?»

En même temps qu’il pensait cela, Maurevert tendait sa main à Maineville et disait:

– Merci ami! C’est entre nous à la vie à la mort. Mais je n’userai pas de ta générosité. Je reste!

– Tu as tort! Je te dis que tu es véhémentement soupçonné de trahir. Demain, au point du jour, je recevrai peut-être l’ordre de te poignarder. Tu vois combien ce serait triste pour moi.

– Le ferais-tu donc?… Maineville, tu aurais le courage de frapper ton plus vieil ami?

– Oui, si on m’en donne l’ordre, dit Maineville.

Cette fois, Maurevert baissa la tête. La sincérité de Maineville était au-dessus de ce qu’il pouvait comprendre.

– À défaut de moi, reprit Maineville, Bussi, vingt autres le feront. En ce moment, tu vaux encore deux cents pistoles puisque je te les offre; dans deux ou trois heures, tu ne vaudras pas un sou parisis.

[13] Un blanc: une pièce blanche d’argent, c’est-à-dire de faible valeur (cinq deniers environ).


[14] La bassette: jeu de cartes entre un banquier et les joueurs.


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