À l’entrée, avant de sortir, il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui: personne. Il s’élança de ce pas souple et rapide qui lui était particulier.
Il fit trois ou quatre pas. Brusquement, il étendit les bras en un geste d’instinctive défense et lança un grand cri.
Le sol venait de manquer soudain sous ses pieds. Il se sentit tomber avec une rapidité vertigineuse dans une sorte de puits sans fin. Il cria de nouveau:
– Bertille!…
Il ressentit un choc effroyable. Il lui sembla que ses jambes venaient de lui rentrer jusque dans la poitrine. Un inappréciable instant, il demeura immobile, l’esprit submergé d’un étonnement sans nom; l’étonnement de se sentir vivant encore malgré l’épouvantable secousse, malgré l’atroce douleur qui le mordait aux entrailles.
Puis, il vacilla et s’abattit comme un jeune chêne foudroyé par la tempête. Sa tête porta violemment sur un quartier de roche pointu et il demeura immobile, sans connaissance, tandis qu’un mince filet rouge coulait lentement de sa blessure et lui couvrait peu à peu le visage d’un masque sanglant.
Là-haut, sur le chemin, Saint-Julien et ses hommes sortirent de leur trou, s’approchèrent en rampant, pareils à d’immondes bêtes de ténèbres. Saint-Julien se pencha, regarda dans le noir, écouta, et un rictus féroce, hideux, retroussa ses babines et il grinça, avec un accent de haine assouvie:
– Son compte est bon!… Le tranche-montagne ne pourra plus défigurer personne!
Il se tourna vers les hommes et d’un ton bref:
– Vous savez ce qu’il vous reste à faire. Allez!…
Encore une fois, il s’élança, tandis que ses hommes s’activaient à l’accomplissement d’une mystérieuse et terrible besogne tracée d’avance.
Il revint à la chapelle du Martyr. Le bailli et ses six gardes l’attendaient sans manifester aucune impatience. D’un accent bref, autoritaire, Saint-Julien dit:
– En route!
Et le bailli, qui, sans doute, savait, lui aussi, ce qu’il avait à faire, prit la tête de sa petite troupe.
Saint-Julien leur laissa prendre une faible avance et se mit à les suivre de l’air innocent d’un flâneur heureux de respirer l’air de la campagne.
Le bailli descendit le chemin raide qui aboutissait à la croix.
Là, il tourna à gauche, puis à droite, et s’enfonça dans le faubourg Montmartre.
LXVIII
Entrons dans la maison de Perrette la Jolie. Il est midi. C’est le moment où Jehan le Brave se met en route pour aller voir sa fiancée.
Nous voici dans l’atelier de la petite ouvrière parisienne, atelier qui sert de parloir et de salle à manger. Près de la fenêtre grande ouverte sur le jardin fleuri, par où le soleil entre à flots, Bertille est assise.
Perrette, les manches retroussées jusqu’aux coudes, manie le fer chaud avec quoi elle repasse la fine lingerie de ses clientes. Dame Martine, ouvrière et servante, va et vient, dessert la table que les deux jeunes filles viennent de quitter.
Et de cet intérieur si simple, égayé par la présence des deux jeunes filles, aussi adorables l’une que l’autre, de la grâce souriante et tranquille de leurs attitudes, il se dégage une impression de calme et de paix reposante.
– Perrette, dit Bertille de sa voix mélodieuse, vous êtes bien pressée de vous mettre à l’ouvrage! Ne pourriez-vous vous reposer un peu? Vous vous disiez souffrante, et c’est à peine si vous sortez de table.
De son petit air sérieux, sans aucune amertume, comme une chose qui lui paraît très naturelle, Perrette répondit:
– Il faut bien travailler, quand on est pauvre.
– Mais, répliqua vivement Bertille, si je ne suis pas riche, moi, Dieu merci, je ne suis pas pauvre non plus! Ce que je possède est suffisant et au-delà pour nous faire vivre largement tous! Je ne vois pas pourquoi vous vous tuez ainsi à la besogne.
– Mais, vous-même, qui prêchez, mademoiselle, pourquoi vos doigts de fée s’actionnent-ils si vivement après cette tant jolie broderie?
– Moi, dit Bertille en riant, c’est pour me distraire.
– Et moi aussi, assura Perrette. Et plus bas, pour elle-même, elle ajouta:
– Le travail console! Savez-vous, reprit-elle tout haut, que vous êtes une habile ouvrière en broderies? Je connais des dames de noblesse qui payeraient fort cher le travail que vous faites là.
– Oui, répondit Bertille en riant de plus belle, mais pour or ni argent elles n’auront l’écharpe que voici. Attendu qu’elle est déjà vendue, ma chère!
– À qui donc? Jésus Dieu! fit Perrette étonnée.
– À quelqu’un qui n’est pas loin d’ici! Ne trouvez-vous pas, Perrette, que cette écharpe ferait bien autour de votre cou?
– Moi? suffoqua Perrette, ce sont là affiquets de grande dame, dont ne saurait se parer une pauvre fille comme moi!
– Pourquoi donc? s’étonna Bertille. (Et avec un sourire malicieux.) Il vous faudra cependant consentir à vous en parer, puisque c’est pour vous que je la fais… Et me refuser serait me faire une injure grave que suis femme à ne pas tolérer.
Et se levant, elle courut embrasser de tout cœur la jolie Perrette, qui lui rendit son étreinte.
Nous avons esquissé ce tableau pour montrer que la quiétude des deux mignonnes jeunes filles était absolue, tant leur confiance était grande en ceux qui, elles le savaient, veillaient sur elles de près comme de loin.
De Jehan le Brave, elles ne parlaient pour ainsi dire pas. À quoi bon? Elles le sentaient toujours présent dans leur pensée et cela leur suffisait. Une heure environ s’écoula ainsi en propos d’une adorable ingénuité. Ce qui n’empêchait pas les mains de s’activer à la besogne, au contraire.
Tout à coup, on frappa à la porte de derrière.
– C’est la manière de frapper de M. Jehan, vint dire dame Martine, avec un gros rire malicieux. Faut-il aller ouvrir, demoiselle?
Et sans attendre la réponse, elle s’élança en riant de la bonne plaisanterie qu’elle croyait avoir faite.
La pièce dans laquelle se tenaient les deux jeunes filles donnait sur le devant. Elles ne pouvaient donc pas voir arriver le visiteur. Elles n’avaient d’ailleurs aucune inquiétude. Si elles avaient eu le moindre soupçon, Martine ne serait pas allée ouvrir. Elles continuaient paisiblement leur ouvrage.
Tout à coup, un cri perçant retentit. C’était la voix de Martine. Elles se regardèrent interdites. Et d’un même mouvement, elles s’élancèrent.
La porte s’ouvrit avant qu’elles n’y fussent arrivées. Un homme âgé, tout de noir vêtu, entra comme chez lui, le chapeau sur la tête. Derrière, quatre gardes, la pique à la main, portant le casque aux armes de Mme l’abbesse de Montmartre. À la fenêtre qui était au rez-de-chaussée, deux autres gardes se montrèrent, coupant la retraite. C’était le bailli et ses acolytes.