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XXXIX

Jehan le Brave était parti en courant. Il était fou de joie et il ne savait pas trop ce qu’il faisait. Une seule pensée lucide était en lui:

– Elle est vivante et je sais où elle est!… Quand je devrais démolir l’abbaye pierre à pierre, il faudra bien que je la délivre!

Il aurait dû, puisqu’il était si pressé, longer la butte Saint-Roch et couper à travers champs, derrière la Ville-l ’Évêque, ce qui eût raccourci notablement son chemin. Son premier mouvement l’avait lancé droit devant lui, dans le faubourg Saint-Honoré; sans réfléchir, il continua à piquer droit devant lui.

En passant, il bouscula fortement les gentilshommes de Concini. Il n’y prit pas garde. Il ne s’excusa pas. Il n’avait pas de temps à perdre. Il entendit bien des protestations véhémentes, des injures, des menaces. Il ne répondit pas, il ne se retourna pas, il continua sa course furieuse.

Ceux qu’il avait bousculés voulurent s’élancer pour châtier l’insolent. Mais leur maître, qui venait de les rejoindre, les arrêta.

En voyant la direction prise par Jehan, Concini eut l’intuition qu’il courait à Montmartre. Notez qu’il pouvait aussi bien s’arrêter au hameau du Roule qui se trouvait au bout de la route. Là, il pouvait encore, tournant à gauche, pousser jusqu’à Chaillot. Concini écarta ces hypothèses. Non: Jehan allait à Montmartre. Cette idée prit dans son esprit la force d’une certitude. Et ivre de joie, il grinça:

– Je le tiens!

L’ordre qu’il avait donné à un de ses gentilshommes avait été exécuté: il avait avec lui douze hommes. Il fit ce que le jeune homme avait négligé de faire, il s’élança avec sa bande, par le raccourci.

Au bout du faubourg, après avoir passé le couvent des Capucins, Jehan tourna à droite. Alors, il se dit:

– Au fait, pourquoi courir ainsi?… Maintenant que je sais où elle est, je la délivrerai, cela ne souffre aucun doute. Il ne faudrait pourtant pas avoir la naïveté de croire que cela va s’effectuer à l’instant, sans difficulté aucune. Ce serait trop simple et trop beau. M’est avis que les choses ne vont pas marcher toutes seules. Il faudra du temps, de la patience et de la prudence. Me garder surtout d’attirer l’attention sur moi. Marchons posément, morbleu! comme un bon badaud qui baye aux corneilles et allons étudier de près cette abbaye. Après quoi j’aviserai.

Il fit comme il avait décidé: il ralentit le pas et prit l’allure d’un flâneur. Il arriva au pont Arcans, qui enjambait l’égout. Il le franchit, et quelques toises plus loin, il tourna à droite.

Ici, une description des lieux s’impose.

Ce que nous appellerons la grande route allait de l’ouest à l’est, en infléchissant légèrement vers le sud, depuis les environs du pont Arcans, jusqu’au bout du Faubourg-Montmartre [3]. Au bas de la butte, sous la chapelle du Martyr, cette route était barrée par la croix au pied de laquelle nous avons vu Ravaillac en prière. Nous rappelons avoir dit qu’il y avait là un chemin, lequel passait sur le côté est de la chapelle, longeait l’abbaye et allait se perdre sur le versant opposé.

C’est par ce chemin que devait passer Jehan pour atteindre le haut de la butte et étudier la topographie du couvent.

Revenons en arrière. Sur la route où il se trouvait, le jeune homme avait, à sa droite et à sa gauche, des terrains vagues, des marais et des champs. Ensuite, sur la droite, le château des Porcherons. Passé le château, depuis son mur d’enceinte, une enfilade de maisonnettes. Plus loin et jusqu’à proximité du carrefour où se dressait la croix, quelques autres habitations irrégulièrement espacées, avec leurs petits jardins entourés de treillages, de haies ou de solides et hautes murailles.

Bien entendu, toutes ces maisons étaient campées au petit bonheur, sans ordre ni symétrie, avec un dédain absolu de l’alignement. Les unes avançaient effrontément sur la route, les autres, honteuses ou craintives, se tenaient à l’écart. Tout cela formait coins et recoins, angles et renfoncements.

En face du château: un îlot chargé d’une demi-douzaine de maisons avec leurs vergers. Un chemin contournait cet îlot, passait au pied d’une éminence sur laquelle se dressait un moulin [4] et venait rejoindre la grande route. À l’intersection de ce chemin et de la route se trouvaient quelques masures.

Au pied de l’éminence et de son moulin, cachés par les maisons qui couvraient l’îlot, Concini et ses douze hommes se tenaient à l’affût. Jehan s’avançait d’un pas souple et léger. Depuis qu’il savait où trouver Bertille, sûr de la délivrer, la joie l’inondait. Jamais fin d’après-midi ne lui avait paru aussi belle, aussi rayonnante que celle-là. Il allait plein d’espoir, en fredonnant joyeusement une chanson.

Il avait dépassé le château des Porcherons et l’îlot qui lui faisait face. Il avait dépassé les masures qui bordaient la grande route et le petit chemin. Il n’avait rien vu, rien remarqué. Et d’ailleurs, il ne se méfiait pas. Il entendit derrière lui une galopade frénétique et des voix rauques crier:

– Sus! sus!…

Il se retourna, le sourcil froncé. Dans le même instant, il eut la rapière au poing, prêt à recevoir les douze estafiers qui grimpaient la côte en soufflant bruyamment. Et il reconnut Concini qui, derrière ses hommes, criait, ivre de joie:

– Vivant! sang du Christ! Il me le faut vivant!

– Eh! c’est l’illustre signor Concini! railla Jehan. Depuis que ma main s’est appesantie sur ta face de couard, il faut toujours que tu te caches derrière quelque chose ou quelqu’un.

– Sus! sus! hurlèrent les estafiers en couvrant sa voix de leurs clameurs!

– À vous! monsieur l’insolent qui bousculez les gens sans vous excuser! crièrent les gentilshommes.

– Doucement, mes agneaux, tonna Jehan, je vais vous bousculer avec ceci!… Et ceci pique et taille, je vous en avertis.

Et sa rapière se mit à décrire ce fulgurant moulinet qui lui était familier. Eynaus, Longval, Roquetaille et Saint-Julien attaquèrent de face.

Les huit autres s’éparpillèrent à droite et à gauche, cherchant à l’envelopper pour le saisir, excités par Concini qui ne cessait de crier:

– Prenez-le vivant! N’oubliez pas!…

Un cri sourd… une imprécation… un hurlement… une malédiction… C’étaient quatre hommes mis hors de combat par le terrible moulinet. Les coupe-jarrets, stupéfaits, s’arrêtèrent hésitants.

– À qui le tour? claironna Jehan. Je vous avais avertis: cela pique et taille.

– Tue! tue! crièrent les assassins exaspérés par cette résistance imprévue.

– Hardi! Foncez! Sus à la bête! rugit Concini pâle de rage. Les huit qui restaient revinrent à la charge. Mais ils ne pensaient plus à le prendre vivant. Concini lui-même oubliait de le leur rappeler.

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[3] Au Faubourg-Montmartre, la route remontait vers le nord-est, en une ligne oblique, jusque sur les côtés du village Clignancourt. Là, une croix et un chemin qui, passant devant Clignancourt, contournait la butte. De la croix, la route repartait franchement de l'ouest à l'est, jusqu'au Faubourg Saint-Denis où elle aboutissait à l'angle du couvent de Saint-Lazare. (Note de M. Zévaco).

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[4] Ce moulin appartenait aux Dames de Montmartre. Plus tard, lorsqu'il n'en resta que la tour, en pierres, on l'appela la Tour des dames. De là, la rue actuelle qui porte ce nom. (Note de-M. Zévaco).

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