Henri IV, on le sait, avait une confiance absolue en Pardaillan. Il ne pouvait pas douter de sa parole. Il passa sa main sur son front moite et dit en soupirant:
– Ainsi, jeune homme, vous savez, vous, quels sont les misérables qui me poursuivent dans l’ombre?… Ainsi, vous m’avez déjà sauvé une fois?…
Pardaillan se hâta de répondre pour son fils:
– Vous faites erreur, Sire. Ce jeune homme vous a déjà sauvé deux fois… Il n’y a pas bien longtemps encore, un mot de lui a fait tomber le couteau des mains de l’homme qui rêvait…
– Monsieur de Pardaillan, interrompit Jehan, je vous en prie, ne parlez pas de cela au roi!…
– Ventre-sans-gris! parlez-en, au contraire, s’écria vivement Henri. Il est nécessaire que le roi connaisse les braves qui se dévouent pour lui avec tant de courage et de désintéressement.
– Jehan le Brave, continua Pardaillan en réprimant un sourire, sait en effet bien des choses. Et c’est peut-être bien pour cela qu’on s’acharne à le perdre aux yeux de Votre Majesté. Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’est pas vanté en assurant qu’il aurait probablement encore l’occasion de préserver les jours du roi. Quant à moi, je crois fermement qu’en l’éloignant, le roi se prive bénévolement d’un défenseur au dévouement inaltérable… Le roi affûte lui-même l’arme avec laquelle on le meurtrira.
Après avoir prononcé ces paroles avec une assurance impressionnante, il ajouta en lui-même:
– Maintenant, tire-toi de là!… si tu peux!
Quant à Henri, il était terrifié et furieux tout à la fois. Dans son esprit, il gronda:
«Trois attentats!… en un mois!… et nul n’en a eu le soupçon!… et sans ces deux hommes, c’en était fait de moi!… Ils me tueront, les scélérats! Mais, vive Dieu! puisque me voilà averti, je me défendrai!…»
Et tout haut, machinalement:
– Voilà qui change bien les choses! dit-il.
Pardaillan et son fils échangèrent un rapide coup d’œil. La terreur produisait son effet sur le roi. Sous l’empire de cette terreur, ses manières se modifièrent brusquement. Autant il s’était montré froid et distant avec Jehan, autant il se faisait bienveillant et familier à sa façon accoutumée.
– Ainsi, jeune homme, dit-il avec rondeur, si vous tenez tant à rester dans notre ville, c’est uniquement pour veiller sur nous?
Avec sa franchise intrépide, Jehan rectifia:
– Uniquement, c’est beaucoup dire… Mais pour une bonne part.
– Pas mal, se dit Pardaillan, qui avait attendu la réponse avec curiosité.
Et, avec un sourire:
– Ce sera un bien mauvais courtisan… comme son père.
La réponse plut à Henri. Il retrouvait son assurance. Il se mit à rire en disant:
– Voilà de la franchise, au moins!… Jarnicoton! jeune homme, vous me plaisez.
Liancourt et Bellegarde, voyant que les choses tournaient en faveur de ce jeune inconnu, commençaient à se rappeler fort à propos qu’ils lui devaient la vie et lui adressaient des sourires gracieux. Ce qu’ils n’avaient eu garde de faire jusque-là.
– Mais, dites-moi, continua le roi, avec un sourire malicieux, d’où vient le changement que je constate en vous? Car enfin, je me souviens de certaine rencontre au cours de laquelle vous vouliez à tout prix m’enlever cette existence que vous défendez si vigoureusement aujourd’hui.
– C’est que, dit Jehan sans le moindre embarras, je ne savais pas alors ce que j’ai appris depuis.
– Ah!… Et quoi donc?
Jehan s’inclina respectueusement et dit simplement:
– C’est que vous êtes son père!
LVII
Henri comprit parfaitement le sens de ces paroles. Deux minutes plus tôt, la réponse l’eût piqué et il l’aurait vertement relevée. Ses sentiments à l’égard de Jehan s’étant modifiés, ces paroles le rassurèrent plus que n’eussent pu faire les protestations les plus chaleureuses. Il se disait avec raison que le dévouement qui s’adressait au père de Bertille de Saugis serait autrement ardent que celui qui s’adresserait au roi. Son égoïsme y trouvait son compte et partant, comme la première, cette réponse eut le don de lui plaire.
Cependant, il demeura un moment rêveur, les yeux fixés sur le fils de Pardaillan, sans le voir. Il pensait à sa fille.
Pourquoi n’avait-il pas tenu la promesse qu’il lui avait faite de s’occuper d’elle? Il avait tant de soucis en tête, se disait-il.
Le vrai est que l’accueil qu’elle lui avait fait l’avait déconcerté et rebuté. Il s’était senti singulièrement gêné devant cette étrange enfant qui avait osé s’ériger en juge devant lui. Qui n’avait pas témoigné plus de respect au père qu’elle n’avait été troublée par la majesté royale. Qui avait, enfin, repoussé avec la même souveraine hauteur, titres, honneurs, fortune, et, par surcroît, l’affection qu’il lui offrait. Si bien qu’il n’avait pas eu le courage de se représenter devant elle.
Maintenant, il se disait qu’il devait s’occuper d’elle. Il lui devait bien cela. Quand ce ne serait que pour lui avoir suscité ce défenseur dont il appréciait la force prodigieuse et la folle bravoure.
Il se le disait de bonne foi. De là à le faire, il y avait de la marge. Le sentiment paternel était très vague en lui. De plus, Bertille, fille qu’il ne pouvait avouer, se trouvait être un caractère déconcertant – pour lui – devant lequel il se sentait mal à l’aise.
Il était à présumer que, rentré au Louvre, il l’oublierait comme il l’avait déjà oubliée une fois. Et il s’en excusait d’avance, en se disant que, somme toute, c’était ce qu’elle demandait.
Depuis quelques instants, nos personnages percevaient, du côté de l’abbaye, le bruit sourd d’une cavalcade, qui allait se rapprochant. Ils n’y avaient pas pris garde. À part Jehan le Brave, qui se doutait bien de ce que c’était.
Au moment où Henri allait répondre, la troupe, à la tête de laquelle se trouvaient d’Épernon, Concini et Neuvy, contournait la chapelle des Saints-Pères, courait bride abattue le long du jardin non clos de la reine. Il se retourna au bruit et vit cette longue file de cavaliers qui passaient en trombe sous le moulin.
Il se sentit réconforté. Un sourire de satisfaction éclaira sa physionomie rusée, et il oublia de répondre à Jehan.
Les différents personnages qui se trouvaient avec lui s’étaient retournés comme lui. Tous regardaient la cavalcade qui approchait ventre à terre.
Jehan le Brave avait fait comme les autres. Seulement, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, le vit se hérisser soudain, une flamme de colère et de défi aux yeux. En même temps, d’un geste rapide, il assujettissait le ceinturon, dégageait la rapière, se tenait prêt à la lutte imminente.