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XLVI

Lorsque Jehan le Brave vit les deux jeunes filles disparaître au tournant de la place, il poussa un soupir de soulagement. Escortées par le chevalier de Pardaillan, il était bien sûr qu’elles arriveraient à destination sans encombre.

Délivré de cette appréhension, il songea à lui-même. Il ceignit son épée, qu’il avait suspendue à son cou, sous ses vêtements de femme, et qui même l’avait sérieusement gêné. Pendant qu’il faisait cette opération, il jetait un coup d’œil narquois sur le groupe compact qui stationnait devant l’entrée du couvent. Et il partit de ce pas souple et rapide qui lui était particulier.

Nous avons dit que le chemin passait devant la chapelle Saint-Pierre. Il enjambait ce que l’on appelle aujourd’hui la place du Tertre. Il dégringolait de l’autre côté du versant et allait rejoindre la grande route qui allait à Saint-Denis. Mais, au bas de la butte, le chemin bifurquait à droite et la contournait, pour aboutir à cette fourche, où nous avons dit qu’il y avait une croix.

Le chemin de gauche, celui par où était descendu Pardaillan, par où montait la troupe que nous avons signalée, ce chemin avons-nous dit, allait jusqu’à la fontaine du But. Il poussait plus loin encore et, tournant à gauche, il conduisait au château de Monceaux et de là à la ville, par le faubourg Saint-Honoré.

Du haut de la montagne où il se trouvait, Jehan embrassait un horizon d’autant plus étendu que la plaine, qui se déroulait à ses pieds, était piquée seulement, à de grands intervalles, de rares habitations de villageois.

Devant lui, il vit une troupe de cavaliers qui arrivaient ventre à terre. Il ne douta pas que ces cavaliers ne fussent pas pour lui. Avancer: c’était aller se jeter dans la gueule du loup. Lutter: il n’y fallait pas songer. Ils étaient trop. C’eût été une manière de suicide. Il fit donc demi-tour et reprit le chemin parcouru en se disant:

– J’irai à la fontaine du But et rentrerai par la porte Saint-Honoré… Si le chemin est libre, toutefois.

Comme il faisait cette restriction, il jeta les yeux sur la plaine, du côté de Monceaux. Il vit une autre troupe de cavaliers qui, à une allure non moins vive, se dirigeaient vers Montmartre, – Je suis cerné! se dit-il.

Il ne perdit pas la tête cependant. Il continua d’avancer, dans l’intention de regagner la place du Gibet. Sur un côté de cette place, il y avait quelques masures. Il y avait là la ferme du basse-courier, des religieuses. Il y avait des carrières abandonnées, des plâtrières. Ce serait bien du diable s’il ne parvenait pas à se faufiler par là. Parvenir jusqu’au chemin, passer de l’autre côté de la haie, et là il trouverait facilement un abri où il pourrait attendre la nuit.

Mais, pour cela, il fallait arriver à la place, et bien qu’elle ne fût pas grande, la traverser avant qu’elle ne fût occupée. Ce n’étaient pas les cavaliers qui l’inquiétaient. Il avait assez d’avance sur eux pour être sûr d’arriver avant eux. C’étaient les hommes du bas. S’ils étaient encore devant la porte, tout irait bien. Mais si l’idée leur venait de monter jusqu’à la place?…

Il avançait, la main sur la garde de l’épée, prêt à dégainer. Il ne courait pas. Mais il allait d’un pas très allongé, souple, nerveux, l’oreille tendue, l’œil au guet. Il avait tout à fait l’allure de ces grands fauves du désert, fuyant devant la battue.

Il atteignit la place. Il étouffa un rugissement de joie. Elle était encore libre. Il marcha droit au gibet, longeant les masures qu’il avait à sa droite, se disant avec un sourire narquois:

– Allons, je crois que ce n’est pas encore de ce coup-ci que Concini m’aura!… On n’est pas si bête, aussi!…

Il approchait du gibet. Il n’avait plus qu’à le dépasser, il serait sur le chemin. Là, il lui faudrait chercher une ouverture dans la haie. Ce ne serait pas long à trouver, que diable! Une minute, deux minutes, il ne lui en fallait pas plus, et les cavaliers, qui accouraient ventre à terre, arriveraient trop tard. Il serait hors d’atteinte.

Comme il se faisait ces réflexions, la troupe, au milieu de laquelle Pardaillan et les deux jeunes filles avaient passé, parut sur la place. Ils étaient une vingtaine d’estafiers, commandés par Roquetaille. Ils aperçurent celui qu’ils cherchaient. Avec des clameurs terribles, ils se précipitèrent sur le chemin pour lui barrer le passage. Un d’entre eux courut à l’angle du chemin opposé et se mit à faire des signaux en appelant de toute sa voix. Des rumeurs joyeuses lui répondirent.

Sur le côté droit, devant et derrière, Jehan entendait un grondement de tonnerre qui faisait trembler le sol. C’étaient les deux cavalcades qui accouraient. Bientôt, elles apparaîtraient sur la place. Sur le côté gauche, derrière, il entendait déjà la course précipitée de ceux qui montaient. Devant, c’étaient les vingt hommes de Roquetaille, alignés. Et devant comme derrière, à droite comme à gauche, c’étaient les mêmes clameurs, des cris:

– Sus! sus!… Pille!… arrête!…

Et des rires énormes, de grasses plaisanteries. Ils étaient si nombreux: l’affaire devenait pour eux une partie de plaisir.

Jehan avait dégainé. Il jeta autour de lui un coup d’œil désespéré. Rien!… Pas un abri!… pas un jour par où passer!… S’il avait pu faire quelques pas de plus, il eût été sauvé. Il se vit irrémissiblement perdu. Il était livide. La fureur le transportait. Il rugit dans son esprit exaspéré:

«Quoi! mourir ainsi!… Alors qu’elle m’attend!… Que toute une vie de bonheur s’ouvrait devant moi!… Est-ce possible?»

Il avançait toujours cependant. Il guignait le gibet. En s’accotant à la haute maçonnerie, il éviterait toujours d’être pris par derrière. Une idée lui vint. En deux bonds, il fut sur la porte et la secoua frénétiquement:

– Malédiction!… Elle est fermée!…

Il avait espéré entrer là et y tenir le plus longtemps possible. Dans sa situation, gagner du temps, c’était peut-être le salut. Il se retourna, prêt à la lutte, ramassé sur lui-même, hérissé, terrible.

L’attaque ne se produisit pas. Ils étaient vingt pourtant. Mais Roquetaille avait sans doute des ordres formels. Il les exécutait ponctuellement. Il se contentait de barrer la route. Cependant, il était tellement sûr que toute résistance était impossible, qu’il s’avança seul, et d’une voix goguenarde:

– Allons, rends-toi, dit-il, tu es pris!

– L’autre jour, gronda Jehan, tu n’étais qu’assassin! Il paraît que c’était encore trop honorable pour toi. Aujourd’hui, te voilà sbire et pourvoyeur de bourreau. Ceci te convient mieux.

– Truand! vociféra Roquetaille, tu seras roué… écartelé!

– Couard! riposta Jehan, ce n’est pas toi qui me prendras? Tu n’oses approcher!

À ce moment, Concini, l’officier et leurs hommes débouchaient sur la place et couraient droit au gibet. Cela faisait un demi-cercle d’une soixantaine d’hommes. Sans compter les chefs. Et le galop des chevaux se faisait entendre tout proche maintenant.

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