– Bertille!… Bertille!… Me voici!…
LXXVI
À ce moment, Bertille portait à ses lèvres le poison de la Galigaï. Un centième de seconde plus, et il eût été trop tard. Elle n’acheva pas le geste. D’un brusque mouvement elle échappa à l’étreinte de Concini et cet appel fusa de ses lèvres qui venaient de frôler la mort:
– À moi! Jehan!… À moi!…
– Me voici! répondit la voix de Jehan, plus proche. Concini, lui aussi, avait entendu et reconnu la voix de Jehan. Il rugit:
– Le truand d’enfer!… Il n’est donc pas arrêté, sang du Christ! Et laissant Bertille, il se rua sur la porte, sortit, poussa le verrou et fonça tête baissée, l’épée au poing.
Autour de lui, c’était un grouillement, des grognements, des jurons, des blasphèmes… des plaintes et des râles aussi. Il lui fut impossible de s’écarter de la porte. Et stupide, échevelé, livide, rugissant de fureur impuissante, il dut assister à la lutte épique sans y prendre part.
Jehan et Pardaillan s’avançaient côte à côte, d’un pas ferme, sans dévier d’une ligne. Jehan avait tout de suite guigné Concini contre la porte. Et toute inquiétude au sujet de Bertille s’était évanouie. Allons, Dieu merci, il arrivait à temps! Quant aux dix-huit estafiers qui lui barraient la route, ils ne comptaient pas pour lui. Il ne les voyait peut-être pas. Il avançait toujours, avec une hâte méthodique, sûr d’arriver.
Ils avançaient tous les deux. Ils avaient tous les deux l’épée à la main, mais ils la tenaient par la lame et frappaient du pommeau, à coup de massue. Et à chaque coup, un homme tombait. Roquetaille gisait, le crâne fendu. Eynaus avait les côtes défoncées. Longval râlait, assommé. D’autres s’affaissaient tour à tour et les deux massues vivantes continuaient imperturbablement leur marche en avant, sans dévier d’un pouce.
Les coupe-jarrets de Concini, exaspérés par l’offensive de ces deux hommes, tenaient bon cependant. L’humiliation de voir qu’ils ne daignaient même pas se servir de la pointe de leurs épées les rendait enragés.
Ils furent servis à souhait. Gringaille, Escargasse et Carcagne arrivèrent à la rescousse. Et dame, eux, ils se servaient de la pointe de leurs formidables colichemardes. Et ils s’en servaient assez proprement.
La partie ne devenait plus égale: les assassins ne se trouvaient guère plus de deux contre un. Ce n’était plus tenable. Quelques-uns lâchèrent pied et filèrent comme des lièvres vers les chevaux.
Pardaillan rengaina. Seulement, il saisit les deux estafiers les plus proches par la nuque, les écarta d’une irrésistible saccade et les rapprocha en un mouvement rapide et rythmé. La manœuvre lui était familière… seulement il fallait avoir sa poigne de fer pour l’exécuter. Les deux crânes se heurtèrent violemment et rendirent un son creux de noix choquées. Plusieurs fois de suite, il en fut ainsi, après quoi Pardaillan les lâcha en disant:
– Allez-vous-en drôles! et n’y revenez pas!
Et je vous prie de croire qu’ils ne se le firent pas dire deux fois.
C’était fini maintenant. Concini se trouvait seul devant la porte. Jehan marcha à lui. Ils avaient tous les deux l’épée à la main. Si Concini avait croisé le fer, c’en était fait de lui. Mais Concini ne bougea pas. Non pas qu’il fût lâche. Mais la stupeur, une stupeur prodigieuse, le paralysait. Concini ne croisa pas le fer parce qu’il n’y pensa pas, voilà tout.
Alors, voyant cela, Jehan se contenta de l’écarter d’une main. Mais ce simple geste fut animé d’une force telle que Concini alla rouler à quelques pas et demeura étourdi sur le sol. Quand il reprit ses esprits, les trois braves le tenaient solidement et il vit qu’il était leur prisonnier… et il n’était pas de force à leur échapper.
Alors, Concini baissa la tête, et deux larmes, larmes de honte et de rage impuissante, coulèrent sur ses joues brunies.
Et à ce moment, Jehan reparut, tenant dans ses bras Bertille délivrée. Et ils se souriaient doucement tous les deux, se regardaient droit dans les yeux, se disaient, sans parler, des choses infiniment douces, semblant avoir oublié toute la terre.
À ce moment aussi, des coups formidables ébranlèrent la porte cochère que les trois avaient cadenassée; à ce moment enfin, un homme, couvert de sueur et de poussière, s’arrêta devant Concini et, la voix haletante:
– Monseigneur, dit-il en s’inclinant, madame m’envoie vous avertir que le roi est sorti du Louvre à midi!… Le roi vient ici, monseigneur, dans un instant, il sera à cette porte!
Concini leva sur Jehan, qui avait entendu, des yeux où luisait une flamme de folie. Ses lèvres, blêmies, s’agitèrent sans proférer aucun son et secouant la tête d’un air farouche, il croisa ses bras sur la poitrine et attendit sans bouger.
Jehan avait entendu et compris. Il regarda tour à tour Bertille qui lui souriait, Pardaillan qui le fixait d’un air froid et sa résolution fut prise.
Il fit un signe à ses trois compagnons qui s’écartèrent de Concini et dit:
– Sauve-toi, Concini! Va, je te fais grâce!…
Le sourire de Bertille se fit plus doux, plus enveloppant. L’œil froid de Pardaillan pétilla.
Concini le regarda d’un air effaré et grinça:
– Moi, je ne te fais pas grâce!
– Je l’espère bien, répliqua Jehan sur un ton de mépris écrasant. Sauve-toi! Je te fais grâce quand même. Sauve-toi!…
Et Concini se sauva, en effet, plus pour s’arracher à l’effet de ces deux mots: «sauve-toi!» qui le frappaient comme un soufflet ignominieux, que pour se soustraire à une arrestation imminente.
Alors, Jehan s’adressant à Bertille, dit avec une douceur pénétrante ce seul mot:
– Venez!
Et Bertille le suivit docilement, la figure rayonnante d’une adorable confiance.
Pardaillan et Jehan se placèrent de chaque côté de la jeune fille et se dirigèrent vers cette porte que les gens du grand prévôt s’efforçaient de jeter bas. Carcagne, Escargasse et Gringaille fermaient la marche. Tous avaient la rapière au poing, tous étaient couverts de sang et de poussière, avec des vêtements en lambeaux et des visages étincelants qui eussent fait reculer les plus résolus.
Jehan tira lui-même les verrous, les barres et les chaînes et ouvrit la porte toute grande. Et ils apparurent si formidables que Neuvy, qui déjà s’avançait la main tendue, recula de trois pas.
Le carrosse royal était toujours là. Le cocher et deux postillons attendaient à leurs postes, raides, immobiles, impassibles, indifférents, en apparence, à tout ce qui se passait autour d’eux.
Ce fut vers ce carrosse que Jehan et Pardaillan conduisirent la jeune fille.
Le grand prévôt s’était ressaisi. Il se dressa devant la portière comme pour en interdire l’accès, et la main tendue, un sourire de joie triomphant aux lèvres, il formula d’un ton rude: