Perrette pâlit un peu. À son tour, elle fixa des yeux ardents sur Bertille, comme si elle ne l’avait pas vue, ou mal vue jusque-là. Pourtant, elle n’hésita pas et répondit d’une voix ferme:
– Nous nous connaissons depuis l’enfance… Il m’appelle sa petite sœur et je l’aime comme mon frère… Et vous, madame? Vous le connaissez donc aussi?…
Bertille eut un geste de charme et d’abandon. Elle jeta ses bras autour de Perrette, l’embrassa tendrement, et toute rougissante, lui glissa à l’oreille:
– Je serai donc votre sœur aussi, moi!… car je n’aurai pas d’autre époux que lui!… Ah! dites-lui qu’il vienne m’arracher…
Perrette s’arracha vivement à la fraternelle étreinte et, un peu sèchement, murmura:
– Silence!… Voici la sœur et mon ouvrière.
Bertille, troublée ne remarqua pas ce brusque changement. Pour se donner une contenance, elle se mit à ranger le linge que Perrette, très indifférente en apparence, lui passait à mesure. La sœur les trouva ainsi occupées. Elle les étudia d’un œil soupçonneux cependant. Mais elle les vit très calmes et se rassura.
À l’aveu si imprévu de Bertille, Perrette, si maîtresse d’elle et si complet que fût son renoncement, avait senti son cœur se contracter sous l’affreuse douleur qui la tenaillait. Son premier mouvement, tout instinctif, avait été un mouvement de recul. L’arrivée subite de la sœur l’avait tirée fort à propos d’embarras. Maintenant elle s’était ressaisie.
Avant de sortir, elle adressa à Bertille un sourire plein de promesses. Et la jeune fille, qui comprit, radieuse, transportée de bonheur, mit doucement sa main sur son cœur pour en comprimer les battements tumultueux.
XLII
Lecteur, nous allons vous entretenir des poules et des canards de l’abbaye. Pourquoi pas? si les faits et gestes de ces volatiles sont de nature à exercer une influence sur la suite de ce récit.
Sur la montagne de Montmartre, à moitié chemin environ entre la chapelle Saint-Pierre, au sommet, et la chapelle du Martyr, à mi-côte, il y avait une espèce de place. Cette place était limitée comme suit: au nord (c’est-à-dire le haut de la butte) des prés avec quelques habitations. Au sud: un grand pré, en forme de langue, dont le bout venait aboutir à quelques pas de la chapelle, entourée d’une palissade en ce moment. À l’est: le mur d’enceinte de l’abbaye avec l’entrée vers le nord-est. À l’ouest: un petit chemin qui allait jusqu’à la fontaine du But, au nord, et sur le côté de la chapelle au sud.
Le long de ce chemin, des prés, des carrières, des plâtrières. Dans l’un de ces prés, en bordure de la petite place, une ferme. C’est là que nous avons affaire. La ferme était occupée par un ménage de paysans, serviteurs des religieuses. Il y avait deux grands prés séparés par une haie. Dans l’un de ces prés, picoraient des centaines de poules. Dans l’autre, au centre duquel se trouvait une grande mare, s’ébattaient des quantités d’oies et de canards. Ce n’était là qu’une partie de la basse-cour des dames. Une haie séparait ces volailles de la place.
Sur cette place, à quelques toises de la haie, un monument délabré, de forme rectangulaire. Quelques pas plus loin, une croix.
Voilà la mise en scène faite. Passons aux acteurs maintenant.
L’année précédente, le basse-courier des religieuses avait trouvé une dizaine d’œufs de cane sauvage. Le canard sauvage est moins gros que le canard domestique, mais sa chair est plus savoureuse, plus délicate. Le villageois donna ces œufs à couver à une poule. Il en obtint un canard et deux canes. C’était maigre comme résultat, mais cela lui faisait des reproducteurs.
Le canard sauvage se domestique assez facilement. Il n’y a qu’à lui couper les grosses plumes d’une aile. Sans quoi, un beau jour, il prend son vol et on ne le voit plus. C’est ce que fit le basse-courier.
Le canard sauvage est monogame. Mais il est d’assez bonne composition et si on est dans la nécessité de lui donner deux ou trois femelles, mon Dieu! il les accepte assez volontiers. Le nôtre avait deux femelles qui étaient aussi ses deux sœurs.
C’était un bon gros père de canard, un peu bébête, pas méchant, bien tranquille. Il avait une belle tête à reflets bleu saphir et émeraude, une toute petite cravate blanche, un superbe plastron mordoré, un magnifique habit gris perle, avec des basques bleu marine, et des pattes d’un beau jaune orange.
Il était superbe, l’animal, et il le savait. Aussi, fallait-il voir comme il se dandinait et se rengorgeait en marchant. Et de quel air grave et important il parlait de sa voix de basse profonde: «Coin coin coin! Coin coin coin!» Ce qui voulait dire assurément: «Je suis beau! Je suis beau!»
Ses deux canes étaient bien simples et bien modestes dans leur robe marron picotée de noir. Elles avaient deux petits yeux tout ronds, pétillants de malice. Elles avaient de petits airs de ne pas y toucher. Malgré cela, c’était deux méchantes, deux insupportables pécores.
Elles conduisaient leur grand dadais d’époux par le bout du… bec. C’était leur droit, direz-vous? D’accord. Mais elles abusaient vraiment. Ces deux mauvaises teignes se croyaient les reines du poulailler et entendaient mener tout le monde selon leur caprice. Là où elles se trouvaient, elles étaient chez elles et défendaient aux autres volailles de s’approcher.
Mais, ce qu’elles détestaient par-dessus tout, c’étaient les poules. Dès que l’une d’elles faisait mine de s’égarer de leur côté, les deux canes se précipitaient sur leur canard d’époux, et de leur voix de fausset, elles l’objurguaient véhémentement:
– Coin coin coin coin!… Coin coin coin coin! Ce qui, dans leur langage, voulait dire:
– Va la chasser!… Assomme-la!
Et l’autre, gros imbécile, docilement répondait:
– Coin coin! Coin coin coin! Ce qui voulait dire:
– C’est bon! On y va!
Et il allait. Badalin, badalan, ventre à terre, le cou en bataille, c’est-à-dire le bec rasant le sol, et poc! poc! poc! à coups de bec, il assommait la poule qui se laissait faire stupidement et cherchait son salut dans une fuite précipitée.
Après quoi, il revenait en se dandinant et en se rengorgeant, recevoir les félicitations des deux mauvaises bougresses.
Il n’y a pas d’animal aussi stupide que la poule. Avec ça, bavarde, curieuse… et goinfre!… à ne pas croire. Elle a cette spécialité d’aller toujours se fourrer là où elle n’a que faire.
Nous avons dit que les poules qui nous occupent étaient séparées des oies et des canards par une haie. Dans cette haie, naturellement, elles trouvèrent des trous pour passer chez leurs voisins.
Un jour, quatre poules passèrent chez les canards. Les deux canes les aperçurent. Elles sautèrent sur le canard et lui firent la petite scène que nous avons décrite. Le canard, docile comme toujours, courut sus à la volaille.