Pardaillan ne le regarda même pas. Il se retourna et, d’un pas vif, il prit le chemin qui conduisait au gibet en se disant:
– Peut-être ce scélérat a-t-il menti!… Et puis, qui sait?…
XLIX
Des quarante coupe-jarrets que Concini avait amenés à Montmartre, il ne lui restait pas un homme. Une quinzaine étaient morts. Cinq ou six, échappés par miracle à l’explosion, pris du vertige de l’épouvante, avaient disparu sans qu’on pût dire où ils s’étaient terrés. Le reste était plus ou moins blessé, condamné au repos pour un temps plus ou moins long.
Autour du Florentin, il ne restait que ses trois gentilshommes qui n’avaient que des contusions insignifiantes. Malgré qu’il fût évident que Jehan le Brave était enseveli sous les décombres, Concini ne se décida à quitter les lieux que vers la fin du jour. Il prit par le chemin de droite. C’était à ce moment que Pardaillan montait par celui de gauche.
Concini, sombre et préoccupé, marchait silencieusement à la tête de ses gentilshommes. Comme ils approchaient de la croix, ils rencontrèrent un homme dont la tête était entourée d’un bandeau. C’était ce même homme que nous avons vu caché derrière une haie au moment où Pardaillan faisait entrer Bertille chez Perrette la Jolie.
– Eh! Saint-Julien, dit un des trois, tu arrives trop tard! Saint-Julien, puisque c’était lui, s’écria avec une étrange inquiétude:
– Le truand n’est pas pris?
– Il est mort! dit Concini avec plus de regret que de joie.
– Malédiction! écuma Saint-Julien. Vous étiez quarante et plus… et vous n’avez pu le prendre vivant?…
– Tu es bon, toi, fit sèchement Longval. Nous avions quarante hommes avec nous, dis-tu?… Compte combien nous sommes maintenant.
– S’il est une chose qui nous étonne, appuya Roquetaille, c’est de nous voir encore vivants. N’est-ce pas, monseigneur?
De la tête, Concini fit signe que oui.
– Oh! fit Saint-Julien, saisi, à ce point?… C’était donc le diable que cet homme?
– Concini et ses trois gardes du corps grincèrent des dents, mâchèrent des imprécations et des jurons.
– Moi qui voulais lui manger le cœur! s’exclama Saint-Julien avec un accent de regret intraduisible.
– Oui, tu le haïssais, mon pauvre Saint-Julien, dit Concini avec une sorte de caresse dans la voix.
– Eh! monseigneur, j’étais – à ce qu’on disait – un joli garçon… Le truand m’a défiguré… me voilà hideux pour toujours!… Tête et tripes! si vous croyez qu’il n’y a pas de quoi vous rendre enragé!
– Il ne nous a pas défigurés, nous autres, dit Eynaus, mais il nous a tout de même bien arrangés!… Nous ne le haïssons pas moins que
toi!
– Comment se fait-il que te voilà? demanda Concini. Il était entendu que tu demeurerais au logis, puisque ta blessure ne te permettait pas de te battre.
– C’est vrai, monseigneur. Mais j’enrageais de ne pouvoir me rendre utile. J’ai réfléchi que si je ne pouvais me battre, je pouvais tout de même sortir… sans trop me fatiguer. Et j’ai eu une idée… une idée superbe… que j’ai mise à exécution. Et je vous apportais une vengeance splendide, monseigneur.
– Que veux-tu dire?
Il était arrivé devant la porte du logis de Perrette. Saint-Julien les arrêta, et:
– Reconnaissez-vous cette porte? demanda-t-il.
– Pardieu!… C’est par là que le truand s’est sauvé l’autre jour quand je croyais le percer d’outre en outre, dit Roquetaille.
– C’est bien cela… Voyez-vous cette haie?… C’est là derrière que j’ai passé tout cet après-midi. Et bien m’en a pris, monseigneur.
– Explique-toi.
– Monseigneur, cette jeune fille que vous nous faites rechercher partout s’appelle bien Bertille, n’est-ce pas?
– Oui!… L’aurais-tu trouvée, par hasard? haleta Concini palpitant d’espérance.
– Patience, monseigneur, sourit Saint-Julien. C’est une jeune fille grande, mince, seize ans environ, blonde comme les blés, des yeux bleus…
– C’est cela!… Tu l’as vue?… Où?… Quand?… Parle donc!…
– Monseigneur, cette jeune fille est là! fit Saint-Julien en désignant la porte.
Concini poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement et, sans ajouter un mot, il se dirigea vers la porte d’un pas rude.
Saint-Julien se jeta devant lui et lui barrant le passage, il dit respectueusement:
– Qu’allez-vous faire? monseigneur… Songez-y, cette jeune fille est gardée et bien gardée, je vous en réponds. Si vous vous montrez, vous risquez de la perdre à nouveau… Et Dieu sait si vous la retrouverez cette fois.
Concini s’éloigna précipitamment, en grondant:
– C’est vrai, corbacque! tu as raison… Que faire?…
– Attendre quelques jours, dit froidement Saint-Julien. Me laisser préparer l’affaire. Et je vous jure que je vous livrerai l’oiselle.
Et avec un accent de haine sauvage, il ajouta:
– Je n’ai qu’un regret: c’est que le truand soit mort!… Quelle belle torture nous lui eussions infligée par le moyen de sa donzelle… Je ne vous demande que deux ou trois jours.
– Je ne vivrai pas jusque-là! palpita Concini frissonnant d’impatience.
– Eh! monseigneur, vous avez bien vécu un mois sans savoir ce qu’elle était devenue!… Vous pouvez bien patienter un jour ou deux, que diable!
– C’est bien! dit Concini qui parvint à se maîtriser. Je te donne carte blanche… Mais tu me promets que d’ici deux jours…
– La belle sera en votre pouvoir. C’est entendu!… À la condition que vous éviterez de venir rôder autour de la maison pendant ce temps.
– Tu es bien exigeant! bougonna Concini.
– Ce que j’en dis est dans votre intérêt, monseigneur. Si vous vous montrez, vous serez indubitablement reconnu… Alors, quand nous viendrons croyant prendre l’oiseau, il y aura des chances pour qu’il se soit envolé.
– Tu as raison!… Je m’abstiendrai de me montrer par ici. Mais, pour Dieu! ne me fais pas trop attendre.
– Soyez tranquille, monseigneur, ricana Saint-Julien, en travaillant pour vous, je travaille à ma vengeance. Je suis aussi intéressé que vous à la réussite de l’affaire.
Il disait vrai. Concini le savait. Il fit signe qu’il s’en rapportait à lui.
Le reste de la route s’acheva silencieusement. Concini rentra chez lui. Roquetaille, Eynaus et Longval s’éloignèrent ensemble. Ils étaient un peu jaloux de la faveur naissante de leur camarade. Quant à Saint-Julien, il avait fort à faire, avait-il dit, et il les avait quittés aux abords du logis de leur maître.