– Mes compliments! monsieur, dit-il, entre deux coups, vous venez de parer un coup qui, jusqu’ici, n’avait jamais manqué son but.
– Je manie assez bien l’épée, dit modestement Pardaillan.
– Mais je remarque que vous n’attaquez pas.
– C’est que mon fort, c’est la défensive… Je vaux moins pour l’attaque… Surtout lorsque je me trouve en présence d’un adversaire de votre force.
Ceci était dit avec cette ironie froide dont Pardaillan avait le secret et qui échappait aux oreilles les plus attentives. Saêtta ne la perçut pas. Mais il comprit enfin qu’il se trouvait en face d’une épée plus redoutable qu’il n’avait pensé tout d’abord. Et une inquiétude subite lui vint. Non pas la crainte d’être touché ou même tué. Il était brave et maintenant que sa vengeance avait irrémédiablement sombré par la mort de Jehan, il ne tenait pas autrement à la vie. Mais il se disait:
– Corpo di Cristo! Je croyais que Pardaillan, seul au monde, était de force à me tenir tête!… Qui est celui-ci?… Il doit avoir à peu près cet âge!… Mais non, Pardaillan attaquerait, lui… Et celui-ci se contente de se défendre, et très bien, ma foi!… Il faut en finir pourtant!…
Dans cette idée, par une série de feintes merveilleusement amenées, il prépara son fameux coup de la foudre. Ce coup, il l’avait encore perfectionné, et tel qu’il était à présent, non seulement il le croyait irrésistible, mais il était sûr que personne ne le connaissait, ne l’ayant montré à âme qui vive. Il se fendit à fond en tonnant en italien:
– Eco la saêtta! (Voici la foudre!)
– La paro! (Je la pare!) dit Pardaillan, en italien aussi, et avec un flegme déconcertant.
Effaré, bouleversé de stupeur, Saêtta fit un bond prodigieux en arrière et dans son esprit chaviré, il mugissait:
– Cosa è?… Cosa è?… (Qu’est-ce que c’est?)
Il n’eut pas le temps d’en songer plus long. Pardaillan s’était porté vivement sur lui et, à son tour, il attaquait, portant ses coups avec une rapidité foudroyante. Saêtta, pour parer, était obligé de faire appel à toute sa science. Il voyait maintenant que sa vie tenait à un fil. Mais ceci ne l’inquiétait guère. L’incomparable virtuose de la lame qu’il était vibrait d’aise sous ces attaques en tempête. Il oubliait Pardaillan, il oubliait que cet homme possédait un secret qu’il tenait à garder et qu’il avait décidé de le tuer. Il oubliait tout. Il ne voyait que le prestigieux escrimeur qu’il avait en face de lui et eût volontiers payé d’une pinte de son sang l’honneur de le toucher.
Le jeu de Pardaillan, comme le sien à l’instant d’avant, n’était qu’une série de feintes destinées à placer un coup. Seulement, si Saêtta avait manqué le sien, Pardaillan réussit comme en se jouant.
L’épée de Saêtta, arrachée avec une irrésistible violence, sauta en l’air, décrivit un imposant demi-cercle et alla tomber derrière Pardaillan. Une fois encore, Saêtta fit un bond en arrière et la vérité lui apparut alors en une aveuglante clarté. Il rugit:
– Vous êtes M. de Pardaillan!
– Oui! dit simplement celui-ci.
Saêtta, le buste penché, les yeux exorbités, le fixait obstinément. Et la rage, une rage folle, s’empara de lui. Ainsi sa vengeance avortée, ce n’était pas assez?… Pour mettre le comble à son infortune, quelques instants après sa mort, il se heurtait au père de sa victime!… Et il subissait cette insupportable humiliation de se voir désarmé, lui, Saêtta, qui se croyait le maître des maîtres en fait d’armes.
«La malédiction est sur moi!» se dit-il avec colère.
Et cette idée, qui l’eût terrifié en un autre moment, acheva de l’exaspérer. Il lui vint une envie furieuse d’en finir avec une existence déshonorée, désormais sans but, qui ne pouvait que se traîner lamentablement, empoisonnée par les regrets et le désespoir.
Il
redressa la tête d’un air de défi, croisa les bras sur sa poitrine, regarda le chevalier en face et brava:
– Eh bien! tuez-moi!…
Pardaillan rengaina tranquillement et haussant les épaules:
– Si j’avais voulu vous tuer, dit-il, je l’aurais fait quand vous pouviez vous défendre… J’ai mieux à faire que vous tuer… Nous avons à causer.
Saêtta eut un éclat de rire strident:
– C’est vrai, pardieu!… J’oubliais… Vous voulez des nouvelles de votre fils, hein?… Je vais vous en donner et de toutes fraîches… Je puis parler, maintenant.
Pardaillan fut stupéfait. Il avait jugé l’ancien maître d’armes du premier coup. Il se disait, avec raison, que l’intimidation n’aurait aucune prise sur lui. Il se demandait, non sans inquiétude, comment il s’y prendrait pour l’obliger à parler. Et voici que Saêtta allait au-devant de ses désirs, offrait spontanément de parler. D’un coup d’œil, il vit que le bravo était sous l’empire d’une sorte de coup de folie. Il comprit qu’un mot de lui pouvait faire tomber l’accès… et alors il ne saurait rien. Il
se tut et attendit, impassible, que l’autre s’expliquât.
Saêtta parla avec une violence inouïe, comme s’il avait voulu pousser à bout Pardaillan et l’amener à lui porter le coup mortel qu’il souhaitait ardemment.
– Votre fils?… C’est moi qui l’ai enlevé, voici tantôt dix-huit ans… J’en ai fait un truand… et un rude truand!… On l’appelle Jehan le Brave… Mon but était de le faire finir sur l’échafaud, par les mains du bourreau… comme sa mère, autrefois, avait fait finir ma fille Paolina… Comprenez-vous? Maintenant, si vous voulez le voir, votre fils… allez au gibet de Montmartre… fouillez les décombres fumants… cherchez parmi les ossements calcinés… peut-être trouverez-vous les restes de celui qui fut votre…
Il ne put achever. La main de fer de Pardaillan l’étreignait à la gorge, et d’une voix terrifiante, qui fit courir un frisson sur la nuque de Saêtta:
– Tu as fait cela? misérable!… Répète! Tu dis que mon fils…
– Enseveli sous le gibet de Montmartre, ricana Saêtta en une suprême bravade.
Brusquement, Pardaillan l’enleva à bout de bras, le balança un moment dans l’espace. Saêtta comprit que sa dernière heure était venue. Il songea: «Mieux vaut crever tout de suite!… Qu’aurais-je fait?…» Pourtant, il ferma les yeux.
Plus brusquement encore, Pardaillan le déposa rudement à terre, et d’une voix blanche à force de fureur:
– Va-t-en! cria-t-il. Tu ne vaux même pas que je me donne la peine de t’écraser!… Va-t’en!…
Pardaillan avait une telle flamme aux yeux, il était si auguste et si terrible à la fois, que Saêtta crut voir en lui l’incarnation du châtiment céleste. Et lui qui n’avait pas tremblé lorsqu’il s’était vu entre les mains puissantes de son redoutable adversaire, lui qui avait souhaité la mort, il sentit la peur superstitieuse de l’au-delà s’insinuer en lui. Avec un hurlement d’épouvante, il s’enfuit, titubant, râlant, courbant l’échine, marmottant des bouts de prière.