– Je l’ai dit et je le répète, monseigneur, je ne demande rien.
– Désintéressement qui vous honore grandement, monsieur, fit Sully rassuré.
– Maintenant, monseigneur, voici l’avis que je vous ai promis. Ce trésor vous sera âprement disputé. Vous ne le tenez pas encore et il pourrait fort bien vous passer sous le nez, dit Saêtta avec une assurance impressionnante.
– Oh! oh! fit Sully en se redressant, qui donc serait assez osé pour disputer au roi de France son bien… chez lui?… Est-ce le pape?… Est-ce Philippe d’Espagne?… Les temps sont passés où les souverains étrangers pouvaient impunément se mêler des affaires du royaume.
– Il s’agit de quelqu’un autrement redoutable que le pape ou le roi d’Espagne.
– Çà, monsieur, vous êtes fou?… De qui s’agit-il, voyons? Saêtta s’inclina d’un air narquois et, paisiblement:
– Il s’agit d’un truand, monseigneur. D’un simple petit truand. Sully sourit dédaigneusement:
– Ceci regarde M. le chevalier du guet, dit-il. N’en parlons plus!
– Monseigneur, vous ne me connaissez pas. Sous ce costume, qui ferait envie à plus d’un riche seigneur, je n’ai pas trop mauvaise mine. Je le sais. Cependant, du premier coup d’œil, vous avez reconnu que je ne suis qu’un pauvre diable, sans naissance, et vous m’avez traité en conséquence, et vous vous êtes demandé un moment si vous ne deviez pas me faire bâtonner. J’ai admiré la promptitude et la sûreté de votre coup d’œil. Mais vous m’avez froissé… et je vous l’ai fait sentir à ma manière.
Saêtta s’était redressé dans une attitude de force et d’audace. Ses yeux étincelants plongeaient dans les yeux du ministre. Le ton de ses paroles, dans sa rudesse même, était empreint d’une dignité sauvage.
Sully était quelque peu effaré. Mais maintenant cet énigmatique personnage l’intriguait et l’intéressait, malgré qu’il en eût. Il voulut savoir à quoi il tendait, et sans se fâcher il demanda:
– Où voulez-vous en venir?
– À ceci, dit froidement Saêtta: vous prouver que je ne suis pas un imbécile et que je ne me laisse pas intimider facilement.
Sully le regarda un instant et, malgré lui, il hocha la tête d’un air approbateur.
– Je vois que vous me rendez justice, reprit Saêtta. Eh bien, monseigneur, moi qui ne suis pas un sot, moi que rien n’effraye, je vous dis ceci: «Prenez garde, monseigneur! Si vous le laissez faire, ce truand que vous dédaignez se jouera de vous, diplomate consommé, et tout ministre puissant que vous êtes, vous ne pèserez pas lourd dans sa main. Il rossera votre chevalier du guet et ses sergents; il rossera le grand prévôt et ses archers; il battra vos soldats, si vous les envoyez contre lui… Et finalement, à votre nez et à votre barbe, il vous soufflera ce fameux trésor et vous n’y verrez que du feu.»
– C’est donc un diable à quatre? fit Sully impressionné. Quelque redoutable chef de bande?
– C’est un homme qui ne recule devant rien, dit Saêtta en haussant les épaules. Et si vous ne prenez pas vos précautions, quand vous allongerez la main pour saisir le trésor, vous trouverez le coffre peut-être, mais les millions seront envolés.
Sully allongea la main et prit une feuille de papier.
– Bon, bon, dit-il tranquillement, je retiens l’avertissement. Il a sa valeur, s’il en est comme vous dites. Comment s’appelle ce brave extraordinaire?
– Jehan le Brave, dit froidement Saêtta. Sully inscrivit le nom sur la feuille et:
– Où peut-on le trouver? fit-il encore.
– Il loge rue de l’Arbre-Sec, presque en face le cul-de-sac Courbâton.
Sully inscrivit l’adresse à côté du nom et, d’une voix rude, il dit:
– Dès cet instant, ces millions appartiennent au roi. Celui qui s’aviserait d’y porter la main serait impitoyablement livré au bourreau, ce Jehan le Brave plus que quiconque. Qu’il aille rôder du côté de l’abbaye de Montmartre, et je vous réponds que ses exploits seront à jamais terminés. Ce soir, il sera arrêté et je l’interrogerai moi-même.
Saêtta s’inclina pour dissimuler sa joie et, en lui-même, il rugit: «Cette fois, je crois que c’en est fait du fils de Fausta!… Quant à la signora Léonora, qu’elle se débrouille avec M. de Sully. Tant pis pour elle… Je ne veux pas, moi, que le Concini me ravisse une vengeance que j’attends depuis vingt ans!… Ce qu’il a déjà failli faire.» Et tout haut, d’un air indifférent:
– Ceci, c’est votre affaire, monseigneur.
Sully le regarda fixement un instant et, froidement:
– Est-ce tout ce que vous aviez à me communiquer? dit-il en allongeant la main vers le marteau.
– C’est tout, monseigneur, dit Saêtta qui s’inclina une dernière fois et sortit de ce pas souple et dégagé qui était le sien.
Sully, le marteau à la main, le regarda s’éloigner d’un air rêveur et il murmura:
– M’est avis que ce drôle hait de haine mortelle l’homme qu’il vient de me dénoncer!
Il réfléchit un instant, sa physionomie eut une expression de dégoût et il ajouta:
– Peut-être est-ce quelque truand jaloux des exploits d’un confrère… Pourtant, ce Jehan le Brave est-il vraiment aussi redoutable?
Il réfléchit encore et décida:
– Redoutable ou non, mon devoir est de prendre mes précautions. Ainsi ferai-je aujourd’hui même.
Cette résolution prise, Sully laissa tomber le marteau sur le timbre et reprit la suite de ses audiences.
Pardaillan n’avait pas perdu un mot de cet entretien. Quand il jugea qu’il touchait à sa fin, c’est-à-dire quand il eut entendu Sully dire qu’il interrogerait lui-même Jehan, il se retira doucement. Il sortit vivement et alla se poster à l’angle du quai des Célestins, à côté de la porte.
Entre le mur d’enceinte de l’Arsenal et la Seine, il y avait, sur la berge plantée d’arbres, une longue et étroite bande de terre. C’était un «palmail», ce qui était une sorte de jeu de balle. Des joueurs y exerçaient leur adresse en ce moment.
Pardaillan attendit là, très attentif, en apparence, à la partie qui se jouait. En réalité, il guignait la porte de l’Arsenal. Il n’attendit pas longtemps, du reste.
Saêtta sortit et tourna à droite dans la rue du Petit-Musc allant à la rue Saint-Antoine. Aussitôt, Pardaillan lâcha la partie de balle qui ne l’intéressait plus et se mit à le suivre.
Il n’avait pas encore pris de décision à son sujet, et en attendant, il voulait savoir où logeait cet homme, pour être sûr de le retrouver. En marchant, Pardaillan réfléchissait.
– Eh! mais, pour peu que cela continue, tout ce qui a un nom et une situation dans Paris va se ruer à la chapelle du Martyr, dans l’espoir de s’emparer du prestigieux trésor. Mordieu! la curée commence: voici déjà Concini qui va se trouver aux prises avec le roi!… Seulement, là, les chasseurs vont se déchirer entre eux… pour, finalement, aboutir tous à la même déception. Je m’ennuyais. Voilà un spectacle que je ne manquerai pas de suivre… J’ai idée qu’il ne sera pas dépourvu ni d’intérêt ni d’imprévu. Ce me sera une distraction.