– Diantre! persifla Jehan, c’est beaucoup en effet, et je rends grâce à votre magnanimité.
Sans relever la réflexion, Acquaviva reprit avec une certaine rudesse, bien rare chez lui:
– Cependant, retenez bien ceci, jeune homme: vous me gênez dans certains de mes projets. Je veux bien m’interdire de vous chercher, mais c’est tout. Gardez-vous de tomber jamais entre mes mains.
– Si ce malheur m’arrivait, qu’adviendrait-il de moi?
– Vous seriez un homme mort! dit froidement Acquaviva qui disparut sans ajouter une parole.
LXIV
Il nous faut revenir à Pardaillan, qui était parti à la recherche de frère Parfait Goulard. Pardaillan savait que le moine était un des principaux agents d’Acquaviva. En dehors des affidés de la redoutable compagnie de Jésus, il était peut-être le seul à connaître la véritable personnalité du faux ivrogne. Et il s’était dit que l’agent secret devait se tenir en relations étroites avec son chef. Par conséquent, en le suivant, il parviendrait à ce chef. Quant à ce qu’il ferait alors, il ne le savait pas au juste, mais il ne doutait pas de faire cesser l’affolante et mortelle poursuite dont son fils était victime en ce moment.
Jehan le Brave, par son intervention lors de l’attaque des truands, devait obtenir ce résultat, par lui-même et sans l’avoir cherché. Mais Pardaillan ne pouvait pas prévoir cela.
À la recherche de Parfait Goulard, Pardaillan s’était mis à battre les tavernes et les cabarets de la capitale, assuré qu’il était de l’y trouver, fidèle à son rôle d’ivrogne. Et, en effet, il finit par le dénicher dans un bouge de la rue Trousse-Vache. Et, dès lors, il ne le lâcha plus.
Le moine sortit. Il tourna tout de suite à droite dans la rue des Trois-Mores, traversa la rue des Lombards et, par la rue de la Vieille-Monnaie, il parvint à la maison qui faisait l’angle de cette rue. Il y pénétra par l’entrée qui se trouvait rue des Écrivains.
Pardaillan eut tôt fait de remarquer que la maison avait une autre entrée dans la rue de la Vieille-Monnaie. Il avisa un cabaret dans la rue de la Savonnerie. De là, il pourrait surveiller les deux entrées. Il y entra, s’installa devant une bouteille de vouvray et attendit patiemment, paraissant somnoler, mais ne perdant pas de vue les deux entrées.
Pendant ce temps, Parfait Goulard, par le passage souterrain, se rendait dans la maison mystérieuse, auprès d’Acquaviva. Il en sortit au bout d’une demi-heure, par la porte de la prison. Il était, à ce moment, près de onze heures du matin.
Dans la rue de la Heaumerie, le moine hésita un moment s’il tournerait à droite ou à gauche. S’il avait pris à gauche, il aurait infailliblement passé devant Pardaillan aux aguets. Celui-ci eût compris et ses recherches eussent été du coup considérablement avancées.
Malheureusement, le moine se décida brusquement pour la droite, c’est-à-dire qu’il alla vers la rue Saint-Denis. Là, il tourna à gauche, passa devant le grand Châtelet, traversa le pont au Change et la Cité et s’en fut jusqu’au faubourg Saint-Jacques.
Il s’arrêta devant une modeste auberge, à l’enseigne des Cinq-Croissants. La clientèle de cette auberge se composait de soldats et de gens du bas peuple. C’était là que s’était réfugié Ravaillac, lequel n’était pas retourné à Angoulême, comme on l’avait assuré à Jehan le Brave, lorsqu’il était allé le voir à son ancien domicile des Trois-Pigeons. C’était lui que le moine venait relancer.
Que lui dit-il pour le décider à le suivre? Peu importe. Toujours est-il que, quelques instants plus tard, Parfait Goulard refaisait, en sens inverse, exactement le même chemin en compagnie de Ravaillac. Ensemble, ils pénétrèrent dans la prison. Ensemble, ils entrèrent dans cette petite chambre où le moine avait fait pénétrer Acquaviva par une porte secrète.
Cette
chambre était toute petite. Elle n’avait pas de fenêtre. Elle était à demi éclairée par une imposte vitrée, au-dessus de l’unique porte par où les deux amis venaient d’entrer. Le mobilier se composait de deux étroites couchettes placées face à face, une table en bois blanc et deux escabeaux.
Sur cette table, on avait posé les éléments d’un repas très modeste: pain, légumes cuits à l’eau et une cruche d’eau. Ravaillac et le moine firent honneur à ce maigre repas. Ravaillac, de bon cœur, en homme habitué au jeûne et à l’abstinence; Parfait Goulard, du bout des dents et en poussant force soupirs à fendre l’âme. Ravaillac but, à même la cruche, une bonne lampée d’eau qu’il déclara fraîche et délicieuse. Goulard, avec une intraduisible moue de dégoût, effleura le bord de la cruche du bout des lèvres et la repoussa aussitôt en disant:
– Pouah! l’horrible breuvage. Non, décidément, je ne me sens pas le courage de souiller mes lèvres à ce contact impur.
Ayant ainsi manifesté énergiquement son opinion, il alla se jeter sur une des deux couchettes en invitant son compagnon à en faire autant. Ravaillac, en souriant de la mauvaise humeur du moine, suivit son conseil et lui aussi, tout habillé, il se laissa choir sur l’autre couchette.
Cinq minutes plus tard, il dormait d’un sommeil de plomb. Alors, Parfait Goulard se redressa, bien éveillé, lui. Il chercha à la tête de son lit le ressort qui actionnait la porte secrète et l’ouvrit.
Deux moines, robustes gaillards, parurent aussitôt. Ils saisirent le dormeur par les pieds et par les épaules et l’emportèrent comme un paquet. Goulard suivit. Pas une parole n’avait été échangée.
Cinq nouvelles minutes n’étaient pas encore écoulées que les deux moines avaient changé de maison et de cellule. Cette nouvelle cellule était absolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter. L’œil le plus exercé n’eût pu découvrir la plus petite différence. C’étaient les mêmes dimensions, le même plancher uni comme une glace – ou comme un métal: fer ou acier – la même imposte vitrée par où tombait la même demi-obscurité, la même table en bois blanc, avec les reliefs du maigre repas qu’on y avait transportés, la même cruche, dont on avait changé l’eau après l’avoir rincée.
C’étaient aussi les deux mêmes couchettes. Sur l’une, Ravaillac dormait profondément. Sur l’autre, frère Parfait Goulard faisait semblant de dormir.
L’anéantissement de Ravaillac dura une heure environ. Au bout de ce temps, il se réveilla. Il ne s’aperçut pas qu’il avait changé de local. Il n’eut pas conscience d’avoir dormi. Il lui semblait qu’il n’y avait pas plus de cinq minutes qu’il s’était étendu sur le lit. Il avait la tête un peu lourde, mais il n’y prit pas garde.
Il se mit sur son séant et considéra avec un sourire indulgent l’énorme boule de graisse vautrée sur le lit qui faisait face au sien. Il écouta. Il perçut le souffle régulier de la boule. Il murmura:
– Il dort!… Déjà!…
Il hocha la tête d’un air attristé et sans acrimonie:
– C’est là ce qu’il appelle faire pénitence! C’est ainsi qu’il comprend la retraite et qu’il fait ses dévotions!… Il est aussi indulgent pour lui-même que pour les autres. C’est un inconscient… mais c’est un brave homme. Allons, je payerai pour lui et pour moi.