– Monseigneur, dit-il, j’ai commencé aujourd’hui même les opérations. À cette heure, les deux amis du truand qui gardaient la demeure de la donzelle sont entre mes mains. On ne les lâchera que demain soir… quand tout sera terminé.
– Je croyais qu’ils étaient trois? demanda négligemment Concini.
– C’est vrai, monseigneur, mais le troisième se reposait tandis que les deux autres veillaient. Je n’ai pas jugé prudent d’aller le cueillir chez lui. Puis, il faut bien que Jehan trouve au moins un de ses amis… sans quoi il irait en chercher d’autres et tout serait à recommencer.
– C’est juste, approuva encore Concini.
Il avait lâché le bras de son compagnon et marchait à côté de lui. Il avait tiré un mignon petit poignard de sa gaine de velours cramoisi et, d’un geste machinal, il se curait les ongles avec.
Saint-Julien expliquait complaisamment:
– J’ai embauché une dizaine de sacripants. Nous envahissons la maison et nous nous emparons de la jeune fille. Vos hommes ordinaires la transportent à l’endroit que vous leur indiquez. Nous restons cachés dans la maison, attendant le truand. Lorsqu’il se présente, le poignard sur la gorge, nous obligeons la servante à lui ouvrir la porte, en le rassurant. Sur le seuil de cette porte, nous disposerons des obstacles dans lesquels il s’empêtrera, et nous le tenons…
En devisant de la sorte, ils étaient arrivés, sans s’en apercevoir, jusqu’à la rue Saint-Thomas, à deux pas des remparts. Par cette rue, on pouvait arriver à la galerie du Louvre, non loin du guichet. On pouvait encore, en tournant à gauche, par la rue de Beauvais, aboutir aux derrières du palais.
Concini s’était engagé dans cette rue. Puisqu’il avait déclaré qu’il se rendait au Louvre, il n’y avait rien d’anormal à ce qu’il passât par là. Saint-Julien ne s’étonna donc pas.
Ils s’étaient arrêtés à quelques pas des Quinze-Vingts. L’endroit était parfaitement désert. S’il eût été moins confiant, Saint-Julien eût pu s’inquiéter. Mais Concini était si paisible, si souriant, si confiant! Il était impossible de le croire animé de mauvaises intentions.
– Tu as très bien arrangé toute cette affaire, dit-il visiblement satisfait. Tu as droit à une récompense… et la voici!
En disant ces mots, il leva le bras armé du mignon petit poignard et l’abattit en un geste foudroyant. Saint-Julien, atteint en pleine poitrine, tomba comme une masse, sans proférer un cri. Concini se pencha sur lui, et terrible, effroyable, il grinça:
– Eh! Saint-Julien, tu m’entends?… Oui, tu n’es pas encore mort!… Ah! tu me trahissais au profit de Léonora!… Ah! vous aviez arrangé cette petite affaire-là à vous deux! Ah! tu as conduit Bertille et Jehan au Savot aux Dames, et moi, demain, j’aurais trouvé la maison vide, l’oiseau envolé! J’aurais pu faire mon deuil et de l’amour et de la vengeance!… Eh bien, voilà comme je traite ceux qui me trahissent!
Il se redressa et poussant le corps du pied, avec un accent intraduisible:
– Crève ici, comme un chien!
LXX
Concini, sans se retourner, partit d’un pas allongé. Il n’alla pas au Louvre. Il alla frapper d’une manière spéciale à la porte de la maison de la rue des Écrivains.
Ce fut frère Parfait Goulard qui le reçut, Claude Acquaviva étant absent, à ce qu’il dit. Ils eurent un long entretien. Quand il sortit, le Florentin paraissait radieux.
Le moine, lui, demeura un moment soucieux et il murmura: «J’ai oublié de lui dire que si on voit, on entend aussi!» Il réfléchit un instant, et: «Bah! pour ce qu’il dira, c’est sans importance. Quant à Jehan, puisqu’il verra, il peut aussi bien entendre.»
Sur cette réflexion, Parfait Goulard se retira. Il s’engagea dans la rue de la Heaumerie, passa devant le cul-de-sac où se trouvait la prison et descendit vers la rue Saint-Denis.
Lorsqu’il eut dépassé le cul-de-sac, un homme, le manteau relevé jusque sur le nez, se détacha d’une encoignure et se mit à le suivre. Disons tout de suite que c’était Pardaillan.
Ses yeux pétillaient dans l’ombre et il se disait:
– Par Pilate, comment ce moine, que j’ai vu, de mes propres yeux vu, entrer dans la prison, se trouve-t-il dans la rue de la Heaumerie?… paraissant venir de la rue des Écrivains!…
Il eut un rire de satisfaction et se répondit à lui-même:
– C’est que je me suis laissé jouer comme un niais!… C’est que la maison de la rue des Écrivains communique par une voie souterraine avec la prison!… En sorte que lorsque l’ayant vu entrer par la rue des Écrivains, je faisais d’interminables pauses devant la maison, lui, il filait par la prison et je n’y voyais que du feu!… Pardieu, les choses se précisent. Je commence à voir un peu plus clair… je brûle! Demain, il me faudra aller étudier de près la prison. En attendant, ne perdons pas de vue notre homme, quoique, maintenant que je connais sa manière de procéder, il m’apparaisse clair comme le jour que sa journée est finie et qu’il rentre bonnement se coucher. Encore faut-il que je sache où reprendre la piste demain matin.
Parfait Goulard, pendant ce temps, avançait. Par des voies détournées, il arriva à la porte Saint-Honoré quelques instants avant la fermeture.
– Bon, se dit Pardaillan, il va se coucher chez les capucins. Ce qui prouve qu’Acquaviva reste en relations secrètes avec ces dignes moines.
Il attendit cependant que la porte fût fermée, et il fit demi-tour. La nuit était tout à fait venue; il remonta la rue Saint-Honoré en se disant:
– Faisons comme le moine, allons nous coucher.
En passant devant la rue Saint-Thomas, il vit un papier grand ouvert, étalé au milieu de la chaussée. Il aurait peut-être passé sans y prendre garde. Mais, à ce moment, la lune, dans le ciel clair, se montra dans tout son éclat et ses rayons d’argent éclairèrent le papier.
Pardaillan avait la vue perçante; ses yeux tombèrent sur cette feuille et il tressaillit:
– Le cachet et les armes de l’abbesse de Montmartre! murmura-t-il. Pardieu! serait-ce le frocard qui aurait perdu ceci?… Ramassons… on ne peut pas savoir.
Il ramassa en effet et mit dans son pourpoint. Rentré chez lui, à l’auberge du Grand-Passe-Partout, il se hâta de vérifier ce que valait sa trouvaille. Il murmura:
– Ordre de Mme l’abbesse de laisser pénétrer le porteur dans sa prison et d’obéir à tout ce qu’il lui plaira d’ordonner en son nom!…, Mordieu! le hasard me favorise!… Voici un papier qui sera peut-être précieux pour moi!
Et enchanté, il se coucha en se disant qu’il n’avait pas perdu sa journée.
Ce papier qu’il venait de trouver était celui que Saint-Julien avait montré au portier du Fort aux Dames. Comment se trouvait-il là? C’est ce que nous expliquerons en revenant à Saint-Julien, avec lequel nous n’en avons pas encore fini, tout mourant qu’il soit.