Литмир - Электронная Библиотека
A
A

LX

Pardaillan rattrapa son fils en quelques enjambées. Comme si de rien n’était, il lui dit gaiement:

– Si nous allions faire un tour du côté des fourneaux de dame Nicole? Il me semble que l’heure du dîner a sonné depuis longtemps. Qu’en dites-vous?

– Ventre-veau! monsieur, je dis que je meurs de faim et qu’un bon repas sera le bienvenu.

Et bras dessus, bras dessous, ils se dirigèrent vers la rue Saint-Denis.

– Eh bien, monsieur, dit Jehan, vous me voyez encore stupéfait de l’accueil de Concini. Je n’en reviens pas. Je m’attendais à être chargé… Au lieu de cela, des sourires, un peu forcés, il est vrai. Mais pas le plus petit coup de dague ou de poignard. La bienveillance que le roi a bien voulu me témoigner aurait-elle donné à réfléchir au rufian?

– Ne croyez pas cela, dit gravement Pardaillan. Plus que jamais au contraire, il faut vous tenir sur vos gardes. Concini médite un mauvais coup. J’en jurerais.

Jehan haussa dédaigneusement les épaules et comme ils étaient arrivés à l’auberge, ils n’en dirent pas plus long à ce sujet. Ils furent accueillis par le sourire frais et engageant de la grassouillette dame Nicole qui sur la demande de Pardaillan, se rua en préparatifs, bousculant servantes et valets.

Pendant qu’on dressait le couvert, un laquais du capitaine de Vitry amena le cheval de Jehan, le superbe et vigoureux Zéphir. À cette vue Jehan oublia Concini et d’Épernon et le roi, et qu’il était à jeun de la veille. Avec une joie bruyante d’enfant à qui on vient de donner un jouet longtemps convoité, il voulut conduire lui-même la bête à l’écurie, l’installa dans le meilleur coin, devant un râtelier abondamment garni et ne la quitta qu’à regret, après s’être assuré qu’elle ne manquait de rien et non sans l’avoir à nouveau étudiée en connaisseur.

Pardaillan, amusé, l’avait suivi et le regardait faire et l’écoutait avec, aux lèvres, un sourire où il y avait autant d’indulgente bonté que de scepticisme narquois.

Revenus dans la salle commune, confortablement assis devant une table plantureusement garnie, ils attaquèrent, avec le même appétit robuste, les succulentes choses préparées à leur intention. Revenant à son cheval, Jehan s’écria naïvement:

– C’est peut-être le commencement de la fortune, monsieur! Et c’est encore à vous que je le dois, comme je dois tout ce qui m’arrive d’heureux depuis que j’ai l’honneur de vous connaître!

– Vous croyez? fit Pardaillan de son air railleur.

– Comment si je le crois!… Mais, monsieur, c’est à vous que M. de Vitry a donné cette belle bête.

– Je ne vous parle pas du cheval, dit Pardaillan avec une froideur voulue. Je vous demande si vous croyez réellement que ce soit là le commencement de la fortune, comme vous dites.

– Dame, monsieur, fit Jehan interloqué et quelque peu rembruni, le roi – toujours grâce à vous – a bien voulu me témoigner une certaine amitié. Et il me semble qu’après…

– Ce que vous avez fait pour lui, interrompit Pardaillan, il ne peut faire moins que de s’occuper de vous.

– Il me semble!

Pardaillan se renversa sur le dossier de sa chaise et contempla amoureusement le verre plein de vin mousseux qu’il tenait à la hauteur de son œil. Il le vida d’un trait, fit claquer la langue d’un air satisfait et, brusquement:

– Combien estimez-vous le cheval que vous a donné M. de Vitry?

– Mais… avec les harnais qui sont magnifiques, je pense que le juif le plus rapace m’en donnera bien cent cinquante à deux cents pistoles.

– Deux cents pistoles, oui, c’est une estimation juste, précisa Pardaillan.

Il prit un temps, et le fixant droit dans les yeux:

– Vous venez de risquer de vous rompre les os pour sauver le roi et vous vous dites naïvement que votre fortune est assurée… Deux mille livres que vous rapportera la vente de ce cheval et de ses harnais, voilà tout ce que vous vaudra cette prouesse. Dites-vous bien cela, jeune homme, et vous serez dans le vrai, et vous épargnerez des déceptions pénibles.

La joie de Jehan était tombée du coup:

– Diable! fit-il avec une pointe d’amertume, avouez, monsieur, que c’est peu encourageant.

– C’est ainsi, répliqua Pardaillan péremptoirement.

Il y eut un silence un peu froid. Jehan les yeux dans le vague, demeurait songeur. Pardaillan l’étudiait avec un peu de compassion. Mais il avait, au fond des prunelles, cette lueur malicieuse qui s’y trouvait chaque fois qu’il tentait quelqu’une de ces mystérieuses épreuves auxquelles il attachait une importance capitale et que lui seul savait.

– Eh bien! reprit-il au bout d’un instant, ceci, je pense – et qui est la pure vérité, notez-le bien – ceci refroidit quelque peu votre ardeur. Et je gage que si c’était à refaire, vous y regarderiez à deux fois avant de risquer votre peau pour sauver celle du roi?

Si maître de lui qu’il fût, Pardaillan avait laissé percer l’émotion qui l’étreignait. Jehan, plongé dans ses rêves, n’y prit pas garde, heureusement. Il redressa lentement la tête et s’arrachant à ses pensées, il dit simplement:

– Ma foi non, monsieur!… Ne croyez pas que j’ai tout à fait menti en assurant au roi qu’il était encore menacé. Il l’est réellement. Et je suis, moi, sur la trace de ceux qui, dans l’ombre, sournoisement, cherchent à le frapper. Et le cas échéant, je suis bien résolu à risquer encore ma peau pour sauver la sienne… Malgré ce que vous venez de me dire.

– Pourquoi?… Parce que c’est le roi?

– Non, monsieur. Tenez, je déteste bien Concini… Si je le tenais au bout de ma rapière, je le tuerais sans pitié, sans remords. Eh bien! si j’apprenais que Concini est menacé de la même manière que le roi, j’agirais pour lui comme j’ai agi pour le roi. Quitte à le tuer après en combat loyal.

– Diable! diable! murmura Pardaillan, dont les yeux pétillaient.

– Cependant, continua Jehan, je confesse qu’en ce qui concerne le roi, j’ai une raison particulière de me dévouer pour lui.

– Et cette raison?…

– Je lui ai dit à lui-même, monsieur: c’est qu’il est son père!

– Oh! diable!… c’est vrai… J’oubliais ce détail! s’écria Pardaillan avec cette froideur spéciale qu’il avait dans ses moments d’émotion. Et saisissant le verre qu’il avait devant lui, il le vida d’un trait. Après quoi, très calme, l’air presque indifférent:

– Racontez-moi, dit-il, comment vous avez appris que le roi était menacé?

Complaisamment, Jehan conta comment il avait été amené à l’hôtel d’Épernon par le jeune comte de Candale et comment il avait surpris la conversation significative du duc avec Léonora Galigaï, et ce moine à mine si majestueuse, qui s’appelait Claude Acquaviva.

68
{"b":"100598","o":1}