Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Que peut faire de plus ce moine?

– Acquaviva n’a pas de haine contre vous, lui. Il n’en est que plus dangereux, notez bien. Avec lui, rien de précis. C’est le mystère angoissant, c’est l’imprévu dans la plus tortueuse traîtrise. C’est la mort sournoise et foudroyante, sous les aspects les plus inoffensifs.

– Pauvre de moi! Me voilà bien loti!

– Riez, jeune homme, ce n’est pas pour me déplaire… Au contraire. Riez donc, mais… Dans la rue, sondez le pavé: le sol peut être miné sous vos pas. Regardez en l’air: une cheminée peut s’abattre et vous écraser. Regardez derrière vous, scrutez les coins d’ombre: une balle peut vous étendre raide. Flairez le pain acheté chez le premier boulanger venu ainsi que la bouteille que vous venez de déboucher: ils peuvent être empoisonnés. Avant d’entrer chez vous, assurez-vous que le feu ne couve pas quelque part. Dans votre chambre, voyez si le plancher ne va pas s’effondrer ou le plafond s’écrouler sur votre tête. Retenez bien tout cela, ayez l’œil partout à la fois… À moins que vous n’ayez des raisons d’en finir avec la vie.

– Non pas, ventre-veau! j’y tiens plus que jamais. Je me déclare dûment convaincu et je vous réponds que je veillerai sur ma précieuse carcasse.

Ceci était dit en badinant. Mais Pardaillan vit bien que ses paroles avaient porté:

– Bon, se dit-il, un bon averti en vaut deux. Je suis sûr maintenant qu’il se tiendra sur ses gardes.

– Et vous, monsieur, demanda Jehan, changeant brusquement de conversation, me direz-vous comment vous avez été renseigné?

– Oui, certes. Attendu que vous en pourrez tirer profit.

Et Pardaillan, à son tour, raconta comment il avait découvert la vérité en suivant le moine Parfait Goulard.

– Quoi! s’écria Jehan, impressionné, le goinfre, l’ivrogne Parfait Goulard serait donc un agent secret des jésuites? J’avais l’intuition vague qu’il accomplissait auprès de ce malheureux Ravaillac je ne sais quelle sinistre besogne. Mais j’étais loin d’avoir songé à cela.

– Parfait Goulard est, à coup sûr, un des chefs de la redoutable association, affirma Pardaillan. Et ceci doit vous prouver que je n’exagérais pas les dangers dont vous êtes menacé.

– Je le crois, monsieur, et je vous remercie de m’avoir averti, fit le jeune homme qui se leva pour prendre congé.

– Qu’allez-vous faire aujourd’hui? demanda négligemment Pardaillan.

– Je vais voir Gringaille pour m’assurer que rien ne menace Bertille. Ensuite je tâcherai de joindre Ravaillac.

– Pour le dissuader de rentrer à Angoulême?

– Non pas!… Pour le presser d’y retourner au plus tôt. Ce matin on voulait le renvoyer dans son pays. Ce soir on fera des efforts désespérés pour le retenir. N’est-ce pas votre avis, monsieur?

Pardaillan approuva d’un sourire et:

– Coucherez-vous rue de l’Arbre-Sec?

– Sans doute.

Pardaillan réfléchit une seconde et:

– Passe encore pour aujourd’hui, dit-il. Ils n’auront pas eu le temps de rien machiner là. Mais voulez-vous que je vous donne un conseil?… que vous ne suivrez pas, comme de juste.

– Donnez toujours, monsieur, dit Jehan en riant.

– Eh bien, dès demain, décampez de ce logis. Allez-vous-en coucher à Montmartre, dans cette grotte que vous connaissez. Vous n’y aurez qu’une botte de paille, mais du moins, vous y serez en sûreté.

– Je ne dis pas non, fit Jehan rêveur. En tout cas, ce soir, je couche rue de l’Arbre-Sec.

– Je passerai vous chercher vers une heure de l’après-midi. Nous irons ensemble voir votre fiancée.

Jehan lui saisit les deux mains et, avec une émotion poignante, s’écria:

– Vraiment, monsieur, vous êtes d’une bonté pour moi!… Un père n’agirait pas mieux que vous ne le faites.

Pour la première fois de sa vie, Pardaillan ne put supporter le regard humide de reconnaissance qui se fixait sur lui. Pour la première fois, gêné, il dut se détourner. Et tandis que son fils s’éloignait de ce pas allongé qui était le sien, du haut du perron, il le suivait d’un œil rêveur, vaguement attendri et murmurait:

– Un père n’agirait pas mieux!… Pourquoi ne lui ai-je pas dit que je suis son père?

Il frappa du pied avec humeur et rentra dans l’auberge en grommelant:

– Il ira, morbleu, j’en suis certain!… Car enfin, il sait où sont les millions, et lui qui me dit tout, il ne m’en a soufflé mot! Pourquoi?… Corbleu, que je voudrais donc être fixé. Cette indécision est énervante!

LXI

Pardaillan ne s’était pas trompé en disant à Jehan que le moine Acquaviva devait avoir quitté le couvent des capucins.

En effet, dès sa rentrée à la capucinière, il avait eu un court entretien avec le père Joseph. Moins d’une demi-heure après, la porte du couvent s’était ouverte à nouveau et il était sorti, monté sur une mule. Le père Joseph, qui l’avait accompagné jusque-là, lui dit à haute voix:

– Bon voyage, mon révérend Père!

– Au revoir, mon frère, répondit Acquaviva, et grand merci de votre généreuse hospitalité.

La lourde porte se ferma en grinçant, et, le capuchon rabattu sur les yeux, il s’éloigna au pas cadencé de la mule indolente.

Comme il approchait de la rue de Gaillon, un religieux parut sur cette manière de terrasse qui précédait l’entrée de la chapelle Saint-Roch, descendit l’escalier d’un pas nonchalant et se campa au milieu de la chaussée de l’air indécis de quelqu’un qui se demande s’il ira à droite ou à gauche.

En approchant de ce religieux, Acquaviva esquissa un signe mystérieux auquel l’autre répondit par un signe identique. Acquaviva passa sans s’arrêter, répondant par un léger signe de tête au salut de ce confrère. En passant, il laissa tomber ce seul mot:

– Ruilly [9].

Il se trouva que l’indécision du religieux cessa comme par enchantement. Il s’éloigna aussitôt du côté de la ville, marchant plus vite que la mule d’Acquaviva qu’il laissa derrière lui.

Celui-ci traversa la ville dans toute sa largeur, depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la porte Saint-Antoine. Jusque-là, il avait marché doucement, au pas, sans que nul fît attention à lui. Dans le faubourg Saint-Antoine, il piqua sa monture du talon et la mit au trot.

Il alla ainsi jusqu’au mur d’enceinte de l’abbaye Saint-Antoine. Là, il tourna brusquement à droite et parvint en peu de temps au bourg de Ruilly. Il n’y avait là qu’un très petit nombre de maisons espacées au hasard. Il s’arrêta devant une ferme isolée. C’était l’ancien manoir royal de Ruilly. Il y entra comme chez lui.

вернуться

[9] Aujourd'hui, nous disons: Reuilly (Note de M Zévaco.)

70
{"b":"100598","o":1}