Maintenant, le feu achevait de consumer ce qui avait été le gibet des Dames… Bientôt, il ne restait plus que les quatre murs, noircis, branlants, ne se maintenant debout que par un prodige d’équilibre… Et de ces quatre murs, pareils à quelque hideuse et monstrueuse chaudière où achevaient de se calciner des ossements humains, une fumée épaisse, noire, âcre, chargée de relents nauséabonds de chairs grillées, s’élevait lentement, en volutes capricieuses, sous le soleil clair et radieux.
XLVIII
Saêtta était resté à rôder sur la montagne. Il voulait voir ce qui se passerait. Il était hanté de sombres pressentiments. C’est que rien de ce qu’il entreprenait contre le fils de Pardaillan ne lui réussissait. Superstitieux comme il était, il en venait à se demander si quelque puissance occulte ne le protégeait pas, et si ce n’était pas lui-même et sa vengeance qui étaient maudits.
Il avait donc, caché derrière une haie, assisté à la bataille, et en voyant la vigoureuse défense du jeune homme, il avait écumé.
– Sang du Christ! grognait-il furieusement, ils ne l’auront pas! Je ne le croyais pas si fort tout de même!
Il n’avait commencé à se remonter que lorsqu’il avait vu que Jehan était enfermé dans le gibet.
– Cette fois, je crois qu’il est pris! se dit-il dans un accès de joie délirante.
Mais alors, une autre inquiétude lui était venue.
– Ils vont me le tuer! Ils ne le prendront pas vivant! O Christ maudit! tu es donc contre moi? Avoir attendu vingt ans pour aboutir à cela! Enfer et damnation!
Puis, ç’avait été l’explosion finale, le gibet croulant, incendié. Saêtta était demeuré atterré. Deux larmes brûlantes, larmes de rage, étaient tombées sur sa joue tannée. Il pleurait la faillite de sa vengeance.
Il était sorti de son coin. Les paysans du village de Montmartre, qui s’étaient prudemment tenus enfermés tant que la bataille durait, étaient accourus en foule après l’explosion. Les soldats avaient transporté les blessés dans les masures les plus proches; naturellement, les habitants avaient appris que tout était fini. Ils pouvaient maintenant se montrer sans crainte de recevoir un mauvais coup. Ils s’empressaient d’accourir voir.
Saêtta s’était mêlé à la foule. Il s’était approché, autant qu’il avait pu. Du gibet, il ne restait plus que la carcasse et un monceau de décombres. Jehan le Brave et ses trois compagnons avaient péri, victimes de leur résistance désespérée. Leurs corps hachés, déchiquetés, réduits en bouillie, étaient peut-être parmi ces tas innommables qu’on ramassait pieusement, aux quatre coins de la place.
Devant l’irréparable, il lui fallut bien se résigner. Il essaya de se consoler en disant:
– Bah! je voulais le faire périr sur l’échafaud… il sera mort dessous, voilà tout!
Le jour commençait à tomber lorsqu’il se décida à rentrer en ville. Il partit d’un pas rude, furieux. Malgré qu’il s’efforçât de se remonter, le coup qu’il venait de recevoir était trop dur. Il ne pouvait l’accepter aussi facilement. En descendant les pentes de la montagne, il grommelait:
– Malheur à qui me regardera de travers en ce moment!… J’ai une envie furieuse de tuer!… Une affaire serait la bienvenue… une bonne bataille… un bon duel… voilà qui me calmerait un peu… et me soulagerait.
Malheureusement, ou heureusement, il ne rencontrait que soldats ou paysans occupés aux funèbres recherches. Ceux-là ne le regardaient même pas. En sorte que l’affaire qu’il souhaitait pour calmer ses nerfs exaspérés ne se présentait pas.
Il était arrivé à la croix, au bas côté. Il tourna à droite, dans la direction du château des Porcherons. Il venait de dépasser la porte de Perrette la Jolie, lorsque cette porte s’ouvrit.
Pardaillan parut sur la route. En attendant que la porte fût soigneusement verrouillée et cadenassée, il demeura sur le seuil. Et, par vieille habitude de routier qui ne s’aventure pas sans étudier le terrain, il jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Il aperçut Saêtta, qui s’éloignait d’un pas allongé.
– Pardieu! se dit-il, je voulais obliger ce sacripant à s’expliquer un peu, voici l’occasion, ce me semble.
Il rattrapa Saêtta en quelques enjambées, et d’un ton narquois, il lui cria:
– Eh, signor Guido Lupini, ne courez donc pas si vite!
À ce nom si brusquement jeté et auquel il était à mille lieues de s’attendre, Saêtta se retourna tout d’une pièce, et la moustache hérissée, l’œil fulgurant, il gronda:
– C’est à moi que vous parlez?
– À qui voulez-vous que ce soit?… puisqu’il n’y a que nous deux sur la route!…
– Et vous m’avez appelé comment? demanda Saêtta sur un ton chargé de menace.
Et, en même temps, il dévorait des yeux cet inconnu, cherchant à se rappeler où et quand il l’avait rencontré.
– Je vous ai appelé Guido Lupini, fit Pardaillan de son air froid. Et, du bout des lèvres, d’un air naïf:
– N’est-ce pas ainsi que vous vous nommez?… ou du moins n’est-ce pas le nom que vous prenez en de certaines circonstances… pas très propres?
Saêtta souffla fortement. Son exaspération, son énervement étaient tombés du coup. Il cherchait une affaire: il était servi à souhait. Il pourrait se soulager et en même temps il se débarrasserait d’un homme qu’il ne connaissait pas, ou du moins qu’il ne parvenait pas à identifier, et qui le connaissait trop bien, lui.
Instantanément, il retrouva tout son sang-froid, s’assura d’un coup d’œil rapide que la route était déserte, et avec un rictus terrible:
– Monsieur, dit-il, bien que je ne vous connaisse pas, vous savez sur mon compte, paraît-il, des choses que nul ne doit savoir… Dégainez donc sur-le-champ, s’il vous plaît. Et tenez-vous bien, car je vous avertis: je vais vous tuer.
En même temps, il mit flamberge au vent et tomba en garde, aussi calme, aussi correct que s’il se fût trouvé sur les planches de la salle d’armes.
– Ah! pauvre de moi! gémit Pardaillan, qui m’eût dit que je courais à la mort en courant après vous, signor Guido Lupini?…
Et il tomba en garde, lui aussi, avec non moins d’aisance et d’assurance que l’ancien maître d’armes.
Celui-ci attaqua immédiatement, avec l’intention manifeste de tuer, ainsi qu’il avait dit. Coup sur coup, il porta ses bottes les meilleures. Elles furent toutes parées avec une maestria que Saêtta, beau joueur, admira sans le dire.
Conscient de sa force, réelle, il n’avait ni inquiétude ni impatience. Même, par une sorte de coquetterie qui lui faisait honneur, il éprouvait une âpre jouissance à sentir au bout de son fer un adversaire digne de lui. Il serra son jeu davantage, il porta ses bottes les plus secrètes, les plus savantes. Elles furent parées toujours avec la même aisance.