Il se leva. Debout, il sentit ses jambes se dérober sous lui. Il dut s’appuyer à la table, sans quoi il serait tombé. Une chaleur lourde, accablante, pesait sur lui. Elle semblait se dégager du plancher et plus spécialement du mur qui faisait face à la porte. C’était à croire que des foyers puissants étaient établis là. L’air se raréfiait et sa respiration devenait plus pénible.
Il saisit la cruche et but à longs traits. Il se sentit plus à l’aise. Il s’approcha de Parfait Goulard et le considéra un moment. Le moine, immobile, avait le visage ruisselant de sueur. Son souffle s’oppressait. D’un air entendu, sans trouble et sans inquiétude, Ravaillac expliqua le phénomène en disant tout haut:
– Le temps est à l’orage!
Il revint à son lit et s’agenouilla sur le plancher, entre le lit et la table. Il tournait le dos à la porte, ne voulant pas être distrait par la lueur blafarde qui tombait de l’imposte. Et il se mit à prier avec ferveur.
Combien de temps resta-t-il ainsi plongé dans une sorte d’extase douloureuse? Des heures peut-être… Ou peut-être quelques minutes, seulement? Il n’aurait su le dire. Quand il était en proie à un accès de folie mystique, il perdait le sens de la réalité.
Il ne faisait pas que prier cependant. Un débat terrible, toujours le même, s’était déchaîné dans sa conscience aux abois. Il avait fermé les yeux; lorsqu’il les ouvrit, il s’aperçut que des ténèbres opaques l’environnaient.
Le frisson de l’épouvante le saisit à la nuque. S’il avait tourné la tête, il aurait vu que l’obscurité provenait simplement de ce qu’on avait rabattu extérieurement d’épais volets sur les vitres, par où avait pénétré jusque-là une pâle lueur. Il trouva l’explication qui convenait à son état d’esprit et il gémit à haute voix, en se frappant la poitrine:
– Les ténèbres éternelles!… les ténèbres de la damnation dans lesquelles mon âme se débattra jusqu’à la consommation des siècles! Seigneur, mon Dieu, ayez pitié de moi!
Il ferma encore les yeux et les rouvrit, comme s’il avait voulu s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Hélas! non, il ne rêvait pas. Les ténèbres mystérieuses et angoissantes l’enveloppaient de toutes parts, se peuplaient d’images fantastiques, produit de son imagination en délire, achevaient de faire sombrer dans la terreur et l’épouvante de l’au-delà le peu de lucidité qui lui restait.
Et la chaleur augmentait encore, devenait intolérable. Il lui semblait que ses genoux reposaient sur une plaque ardente. Cette impression fut si forte que, instinctivement, il posa la main sur le plancher. Il la retira aussitôt avec un cri de détresse:
– Les ténèbres! le feu!… l’enfer!… Je brûle! je suis damné!… damné!…
Et dans un hoquet de révolte, il trahit le secret de l’effroyable combat qui se livrait en lui, de l’hallucinante incertitude dans laquelle il se débattait vainement:
– Seigneur!… je ne peux pourtant pas le frapper!… puisqu’il est son père!…
Parfait Goulard s’agita doucement sur sa couche. Dans l’ombre, sa main chercha et trouva un imperceptible bouton sur lequel elle appuya. Dans le noir, un trou noir béa à son côté. Quelqu’un se tenait tapi là, contre lui. Le moine glissa sa tête dans le trou. Il rencontra un visage. Il se pencha sur lui et laissa tomber quelques paroles dans l’oreille qui se tendait vers ses lèvres.
Ceci fait, le trou se referma. Le moine avait repris son immobilité.
Ravaillac n’avait rien perçu. Le moine avait agi avec d’infinies précautions. Il aurait aussi bien pu agir ouvertement. Ravaillac, dans son délire, n’aurait encore rien vu, rien entendu, rien compris.
Les genoux commençaient à le brûler atrocement. Et il ne songeait pas à se relever, à se déplacer. À quoi bon? Il était persuadé qu’il se trouvait en enfer. N’importe où il se serait réfugié, il n’en aurait pas moins continué à être dévoré par le feu infernal.
Un long moment se passa. Ravaillac gémissait, priait, se débattait, marmonnait des choses que lui seul savait, et Parfait Goulard, attentif, ne parvenait pas à saisir une syllabe des mots qu’il prononçait.
Tout à coup, la cloison à laquelle il faisait face parut s’être évanouie sans qu’il eût perçu le moindre bruit. Et à la place où se trouvait cette cloison, une lueur aveuglante se projetait et des flammes multicolores jaillissaient en sifflant, s’élevaient jusqu’au plafond, menaçaient de tout incendier et s’éteignaient brusquement pour renaître aussitôt.
D’un bond, Ravaillac se redressa, livide, échevelé, hérissé, exorbité, et un long hurlement jaillit de sa gorge contractée.
Parfait Goulard se dressa brusquement sur son lit et roulant des yeux ahuris, d’un air mécontent, il bougonna:
– Eh! Jean-François, qu’as-tu donc à beugler comme veau qu’on égorge?… Il n’y a pas moyen de reposer en paix avec toi!… Que fais-tu là, planté au milieu de cette pièce, à contempler ce mur comme si c’était le diable en personne?… Fais comme moi: dors, compère. Tu verras que tu t’en trouveras bien… et moi aussi.
Le son de cette voix amie rendit un peu de courage et de sang-froid au malheureux Ravaillac. Il voyait toujours cette éclatante clarté, il entendait le sourd ronronnement des flammes, il sentait l’anormale chaleur, comme s’il marchait sur une plaque chauffée à blanc. N’importe, il voulait récuser le témoignage de ses sens. Il voulut, à tout prix, se persuader qu’il était le jouet d’une hallucination.
Et il courut au lit de Parfait Goulard; il l’étreignit de toutes ses forces, et d’une voix tremblante, il bégaya:
– Là!… là!… ne voyez-vous pas?…
– Je vois le mur.
– Non!… Une lueur aveuglante!
– Tu es fou! C’est à peine si on se voit ici.
– Ne voyez-vous pas le feu?… Ne sentez-vous pas que nous brûlons?
– Je sens qu’il fait très chaud, en effet… C’est l’orage.
– C’est l’enfer!… C’est le feu de l’enfer!… Et si vous ne voyez rien, si vous ne sentez rien, c’est que moi seul, je suis damné!…
Tout ceci avait été dit avec une volubilité et une angoisse sans cesse grandissantes chez Ravaillac et s’était terminé dans une sorte de râle affreusement désespéré. Chez le moine, avec un calme nuancé d’un peu d’étonnement inquiet. [10]
Lorsque Ravaillac eut prononcé ces dernières paroles, le moine se secoua furieusement, s’arracha à son étreinte et cria avec colère:
– À tous les diables d’enfer, le fou qui m’empêche de dormir avec ses imaginations!…
– Je vois! hoqueta Ravaillac, je sens! je brûle!… C’est l’enfer, vous dis-je!
Rageusement, le moine se leva. Il prit Ravaillac par la main et le conduisit à l’endroit où jaillissaient les flammes. Il leva cette main et l’appliqua contre un obstacle imaginaire en disant d’un air bourru: