Ce jour-là, Concini était de service au Louvre. Vers les huit heures du soir, il sortit et se dirigea d’un pas nonchalant vers la demeure royale.
Derrière lui, à distance respectueuse, une ombre se glissait, rasant les maisons, ne le perdant pas de vue. C’était encore l’homme au bandeau, Saint-Julien, pour lui donner son nom.
Lorsqu’il se fut assuré que son maître était bien entré au Louvre, Saint-Julien fit demi-tour. Sans se cacher cette fois, il remonta la rue Saint-Honoré jusqu’au logis de Concini, où il pénétra. Deux minutes plus tard, il s’inclinait profondément devant Léonora Galigaï.
Sur une interrogation muette de la jeune femme, Saint-Julien, avec cet accent bref de l’homme qui fait un rapport, dit:
– Monseigneur n’a pas quitté un instant ses hommes. De l’abbaye de Montmartre, il est revenu directement chez lui. D’ici, il est allé droit au Louvre, où il vient d’entrer. Le truand Jehan le Brave…
– Je sais, interrompit Léonora. Il s’est fait sauter, paraît-il. Est-ce tout ce que vous avez à me dire, monsieur?
– Non, madame. J’ai trouvé par hasard cette jeune fille, la demoiselle Bertille, que monseigneur cherchait vainement depuis un mois. Pas un muscle du visage de Léonora ne bougea. Pourtant le coup était rude. L’évêque de Luçon, lorsqu’il était venu la remercier de sa nomination au poste d’aumônier de la reine, lui avait dit où était enfermée la jeune fille. Elle s’était donné la peine d’aller à Montmartre voir l’abbesse à qui, au nom de la reine, elle avait recommandé d’exercer la plus étroite surveillance sur sa prisonnière. Elle était partie emportant la conviction que, à moins d’un hasard extraordinaire, nul ne pourrait soupçonner la présence de Bertille au couvent. Ce hasard s’était produit. Au fond d’elle-même, elle gronda une imprécation. Mais, très calme en apparence, elle leva sur l’espion ses yeux profonds et dit simplement:
– Ah!… Racontez.
Et Saint-Julien raconta comment il avait eu l’idée d’aller surveiller ce qu’il appelait le repaire du truand et comment il y avait vu entrer un gentilhomme de haute mine escortant deux jeunes filles dont l’une avait appelé l’autre demoiselle Bertille.
Léonora s’était fait donner le signalement espérant que ce n’était peut-être là qu’une rencontre de nom. En comparant les indications fournies par Saint-Julien à ce qu’elle savait, elle se rendit compte que le doute n’était pas possible. Il s’agissait bien de Bertille de Saugis.
Son esprit travaillait. Elle cherchait à comprendre comment la prisonnière avait pu s’échapper du couvent où elle était si bien gardée.
– Savez-vous qui est cette autre jeune fille? dit-elle.
– Je l’ignore, madame. Très jeune, très jolie, portant le costume d’une ouvrière aisée… C’est tout ce que je sais.
– Et le gentilhomme?
– Celui-là, c’est différent. Je sais son nom. Il s’appelle Pardaillan. C’est un homme qui a dépassé la cinquantaine. Il s’est pris de querelle avec Saêtta qui passait par là. Ils se sont battus. Saêtta est fort, très fort, madame, pourtant ce Pardaillan l’a désarmé avec une facilité qui dénote un escrimeur comme je n’en ai jamais vu de pareil… Et d’une force physique merveilleuse. Il a soulevé son adversaire comme une plume et j’ai bien cru qu’il allait l’écraser sur la route. Il lui a fait grâce cependant et Saêtta s’est enfui comme s’il avait le diable à ses trousses.
– Pourquoi ce duel? demanda Léonora qui réfléchissait.
– Je ne sais pas madame. J’étais trop loin et n’ai pu entendre ce qu’ils se sont dit.
– Comment savez-vous que le gentilhomme s’appelle Pardaillan?
– Parce que Saêtta a crié ce nom à tue-tête.
– Bien… Avez-vous déjà dit à monseigneur que vous avez trouvé celle qu’il… cherche?
– Oui, madame, je lui ai montré la maison où elle s’est réfugiée. Léonora eut un imperceptible froncement de sourcils.
– Pourquoi cette hâte? dit-elle.
– Simple hasard qui, après m’avoir fait rencontrer monseigneur, nous a fait passer devant la maison en question. J’ai cru bien faire en disant ce que j’avais découvert, faute d’instructions précises à ce sujet. Mais j’ai eu soin de me garder, à tout hasard. Monseigneur voulait entrer dans la maison. Je lui ai assuré qu’elle était gardée. Ce qui est faux, madame. Après le départ de M. de Pardaillan, les jeunes filles sont restées seules. En outre, je suis chargé de préparer l’enlèvement et j’ai demandé deux ou trois jours pour mener à bien l’affaire. En sorte, madame, que vous restez maîtresse de la situation. Léonora s’était rassérénée en écoutant ces explications:
– Vous êtes un serviteur intelligent, dit-elle. Je me charge de votre fortune, monsieur de Saint-Julien.
L’espion s’inclina jusqu’à terre.
Léonora, la tête appuyée sur sa main, réfléchissait profondément. Saint-Julien attendait impassible qu’elle donnât ses ordres. Elle redressa enfin la tête et très calme:
– Voici ce que vous allez faire.
Et d’une voix basse, elle donna ses instructions. Cela dura un quart d’heure environ, au bout duquel Saint-Julien se retira.
Avant de franchir le seuil, il jeta un coup d’œil soupçonneux à droite et à gauche. Il ne vit rien de suspect et il s’éloigna paisiblement, dans la direction de la Croix-du -Trahoir.
Presque en face de la maison de Concini, du côté opposé à la croix, c’est-à-dire du côté des Halles, il y avait un cabaret. Au moment où l’espion s’éloignait, la porte de ce cabaret s’ouvrit et Roquetaille, Eynaus et Longval parurent sur le perron. Ils aperçurent Saint-Julien qui leur tournait le dos, et ils le reconnurent:
– Tiens! Saint-Julien! s’exclama Eynaus. Que diable est-il allé faire chez Concini à cette heure-ci, en l’absence du maître?…
– Si madame Léonora n’était si laide et surtout si elle n’était si férue de son illustre époux, insinua Longval, on pourrait croire que Saint-Julien fait à Concini ce que de mauvaises langues prétendent que celui-ci fait au roi.
– Ce serait drôle, par ma foi! ricana Roquetaille.
Ils éclatèrent de rire. Comme ils se sentaient de l’humeur contre leur camarade, ils se prirent par le bras et s’en allèrent du côté opposé pour l’éviter.