– J’avais recommandé à ce jeune homme de se faire oublier. Cependant on m’a beaucoup parlé de lui, ces jours-ci… On en a trop parlé même. On le croyait mort, et c’était bien ainsi, car, le moins qu’il puisse lui arriver maintenant, est d’être pendu haut et court. Vous assurez que je lui dois la vie; en conséquence, je lui fais grâce… et nous sommes quittes.
Et se tournant vers Jehan, qui écoutait impassible:
– Je vous accorde quarante-huit heures pour quitter ma ville. Jusque-là, vous ne serez pas inquiété. Passé ce délai, je ne réponds plus de vous… C’est tout ce que je peux faire pour vous, jeune homme.
Jehan s’inclina avec cette grâce altière qu’il tenait de son père et, froidement:
– J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Majesté qu’il m’était imposable de quitter Paris.
– Ah!… Je le regrette!
– Le roi ne dira pas toujours cela.
– Qu’est-ce à dire?
Tout ceci, de la part du roi, était dit avec un air qui eût fait entrer sous terre un courtisan. De la part de Jehan, avec une assurance tranquille que rien ne semblait devoir démonter.
Les ducs de Bellegarde et de Liancourt, témoins muets de cette scène, considéraient avec une stupeur apitoyée ce malheureux qui ne sentait pas que la colère royale grondait, qu’elle éclaterait avant peu et le briserait comme verre.
Pardaillan se tenait immobile, sans chercher à intervenir et fixait sur son fils des yeux pétillants de satisfaction.
Le roi, après avoir dit: «Qu’est-ce à dire?» se détourna d’un air souverainement indifférent. Il n’était pas besoin d’être très au courant des règles de l’étiquette pour comprendre qu’il entendait briser cet entretien.
Jehan le Brave ne jugea pas ainsi. Il avait cependant parfaitement compris. Le coup d’œil furtif qu’il lança à Pardaillan l’indiqua clairement. Mais en même temps, il accompagnait ce coup d’œil d’un demi-sourire qui disait aussi qu’il avait son idée.
Et Pardaillan, qui avait saisi la signification de cette pantomime, se demanda, non sans quelque inquiétude:
– Que va-t-il faire?… Oh! diable! ouvrons l’œil!…
Jehan, sans faire un mouvement, dit d’une voix grave:
– Le roi croit-il donc réellement que ses chevaux se sont emportés par suite d’un accident fortuit?
Comme s’il eût été piqué par quelque bête venimeuse, Henri se retourna tout d’une pièce. L’expression de hauteur qu’il avait eue jusque-là fit brusquement place à une inquiétude qu’il ne chercha pas à dissimuler et ce fut d’une voix mal assurée qu’il demanda:
– Que voulez-vous dire?
– Demandez à cet homme… je vois qu’il sait maintenant à quoi s’en tenir, répondit Jehan avec la même gravité.
En disant ces mots, il désignait le cocher. Cet homme, descendu de son siège, avait soigneusement visité ses chevaux, cherchant ce qui avait pu produire cet affolement soudain. En ce moment, il tenait ouverte la bouche d’une de ces bêtes et il flairait attentivement l’âcre parfum qui s’exhalait de cette bouche. Et il se redressait pâle et défait, les yeux hagards.
Henri s’approcha vivement. Bellegarde et Liancourt, oubliant l’étiquette, le suivirent. Pardaillan et Jehan demeurèrent à leur place. Sur le dos du roi, Jehan adressa encore à son père le même sourire, qui signifiait qu’il avait son idée.
– Eh bien? interrogea Henri angoissé.
– Oh! Sire, fit le cocher à qui s’adressait cette question, un criminel a enivré ces bêtes!… Ce n’était pas un accident, c’était un attentat lâchement prémédité.
Henri devint livide. Nous avons dit que la peur de l’assassinat était le chancre qui empoisonnait son existence. Il contempla d’un œil morne ses deux amis: Bellegarde et Liancourt, plus livides que lui, et murmura:
– Oh! les misérables!… Par Dieu! je ne cesse de le dire: ils me tueront!… Je ne sortirai pas vivant de cette ville!…
Et se retournant encore une fois, il revint à Pardaillan et Jehan et:
– Vous saviez? fit-il.
Pardaillan et Jehan répondirent gravement: oui, de la tête. Le roi crispa les poings avec colère et mâchonna un juron. Jehan reprit aussitôt avec une sorte de solennité:
– Oui, nous savions… Et, Dieu merci, nous sommes arrivés à temps… cette fois-ci. Car, ne vous y trompez pas, Sire, l’attentat manqué aujourd’hui se reproduira un autre jour, d’une autre manière.
Et avec un accent prophétique, la main tendue:
– La mort rôde autour de vous, elle vous enveloppe, sa main décharnée s’étend sur vous!… Oui, je la vois, et peut-être serai-je assez heureux pour arriver une fois encore à temps pour la faire reculer… Ce jour-là – peut-être demain – le roi ne regrettera plus que je me sois obstiné à demeurer dans sa ville… malgré son ordre.
Ces paroles, le ton sur lequel elles furent prononcées, produisirent une impression terrible sur le roi, qui sentit le frisson de l’épouvante le frôler à la nuque.
Mais en même temps qu’il les prononçait, Jehan coulait sur Pardaillan un regard où luisait une flamme malicieuse. Et Pardaillan, qui comprit une fois encore, se dit:
– Tiens, tiens! ce n’est pas si bête!… Cette grâce pleine et entière que le roi n’a pas eu la générosité de lui accorder, il va l’arracher à sa terreur de l’assassinat!… Il défend sa peau, le bougre, et il la défend vaillamment… de toutes les manières et sur tous les terrains…
Et avec un mince sourire:
– Décidément, c’est bien mon fils, je ne peux pas le nier!…
Cependant, Henri dans son désarroi, adressait à Pardaillan une interrogation muette d’une éloquence criante. Et le chevalier railla dans son esprit:
– Attends, je vais te rassurer! Et tout haut, de cet air froid qu’Henri connaissait bien:
– Ce jeune homme n’exagère rien… Peut-être même atténue-t-il quelque peu…
– Diable! murmura le roi, en se raidissant.
– M. de Sully n’a-t-il pas mis le roi en garde contre certaine cérémonie?
– Si fait!… Et je comptais bien vous en remercier. De son air figue et raisin, Pardaillan répliqua:
– Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, Sire. C’est encore ce jeune homme… Si j’ai pu aviser à temps M. de Sully de ce qui se tramait dans l’ombre, c’est encore à lui que je le dois.
Ici Jehan dressa l’oreille. Il ne savait pas du tout à quoi le chevalier faisait allusion. Quant à Pardaillan, il ne croyait pas mentir. C’était en cherchant Jehan le Brave qu’il avait surpris les projets de Concini, de même qu’il avait surpris les agissements de frère Parfait Goulard. Avec cette logique spéciale qui lui était propre, il se disait que sans cela, il n’aurait rien su de ce qu’il avait appris. Par conséquent, c’était à lui qu’il le devait. Par conséquent aussi, il était juste de lui rendre ce qui lui revenait de droit.