– Attendons, décida Saint-Julien assombri.
Guidé par l’homme, il alla lui aussi se terrer dans un trou. Pardaillan lui-même passant par là n’aurait pas été capable d’éventer les six hommes qui maintenant gardaient l’entrée.
Ici, il nous faut revenir à Jehan le Brave que nous avons laissé un instant puisant d’une main avide dans le tas de pierreries et, par contrecoup, à Pardaillan qui se disposait à le prendre sur le fait.
Jehan contempla d’un air hagard sa main pleine des prestigieux cailloux. Il eut ce geste machinal de voleur qui cherche où il pourra cacher le produit de son larcin. Et brusquement, en un mouvement d’une violence inouïe, il rejeta les pierres dans le compartiment où il les avait prises, en disant:
– Eh bien, non, je ne ferai pas cela!
Pardaillan avait déjà passé une jambe dans le trou. En entendant ces mots, il la retira doucement et se rencogna derrière le tas de terre. Sa physionomie glaciale redevint pétillante et il murmura:
– Je me disais aussi: il n’est pas possible que je me sois si grossièrement trompé sur son compte. Mais mordieu! voilà une chaude alerte! De ma vie, je crois, je n’éprouvai émotion pareille!
Jehan reprenait d’une voix lente se parlant à lui-même:
– Autrefois, il m’est arrivé de détrousser le passant attardé… J’avais une excuse: je ne savais pas. On m’avait dit: c’est la reprise de celui qui n’a rien sur celui qui possède trop. Et je l’avais cru parce que tout le monde autour de moi pensait ainsi et agissait en conséquence. Aujourd’hui, je sais. Bertille m’a dessillé les yeux. M. de Pardaillan a exalté devant moi les sentiments nobles et généreux, et devant la bienveillante amitié qu’il me témoignait, il m’est arrivé de rougir en pensant à ce que j’avais été. Si je commettais cette abominable action, je n’oserais plus serrer sa loyale main. Je n’oserais pas regarder en face celle que j’aime et qui est tout pour moi. À quoi me servirait d’être riche, puisque j’aurais empoisonné mon existence? Mieux vaut cent fois la pauvreté, la misère même, avec l’estime et l’affection des deux seuls êtres que j’aime.
Pardaillan approuvait énergiquement de la tête, et ses yeux, dans l’ombre, pétillaient plus que jamais, et son sourire malicieux se nuançait d’une pointe d’attendrissement, car il songeait:
«Dieu me damne, il tient autant à mon amitié et à mon estime qu’à l’estime et à l’amour de sa fiancée!… C’est curieux! Il ne soupçonne pourtant pas que je suis son père!»
Décidément, Pardaillan était indécrottable. Toute sa vie, il devait s’ignorer.
Maintenant, le remords et la honte se traduisaient chez Jehan par un accès de colère furieuse contre lui-même.
– Je mériterais qu’on réduisît en bouillie informe ce cerveau qui a osé concevoir cette pensée infâme!… Le bourreau devrait brûler à petit feu cette main qui a esquissé le geste ignoble!…
Pardaillan, qui avait retrouvé toute sa gaieté, railla dans son esprit: «Belle idée, ma foi! C’est pour le coup que tu serais bien empêché de serrer la «loyale main» que voici!»
– Je mérite une punition terrible et me l’infligerai moi-même, continuait Jehan.
– Holà! marmotta Pardaillan inquiet, ce maître fou ne va pas, j’imagine, attenter à ses jours?
– Je leur ferai l’aveu de mon crime, reprenait Jehan et s’ils se détournent de moi avec mépris, je n’aurai que ce que je mérite.
– Bon! si ce n’est que cela, dit Pardaillan rassuré, on verra! Jehan referma brutalement le coffre, remit en place la sciure qu’il avait entassée sur les dalles et revissa de son mieux les deux couvercles du double cercueil. Il demeura une seconde songeur, et l’apaisement s’étant fait dans son esprit, il étendit la main, comme pour un serment et prononça:
– J’ignore à qui appartiennent ces richesses, mais s’il n’y a que moi pour les voler, leur propriétaire peut être assuré de les retrouver sans qu’il y manque une maille!
Pardaillan fut sur le point de crier: «Ces richesses sont à toi!» Mais la matinée s’avançait, il était grand temps de se mettre à la besogne qu’il s’était imposée, s’il voulait parer à la catastrophe qui guettait son fils.
Il escalada lestement le tas de terre et il se dirigea vers le mur, à quelques pas de l’escalier. Il y avait là, au ras du sol, un trou béant, dans lequel il se glissa. De l’autre côté, il remit en place l’énorme pierre, montée sur un pivot invisible, qui servait de porte. Il se redressa à moitié et mit son œil à un autre trou de la dimension d’une brique. Au fond de cette petite excavation, des petits trous habilement dissimulés permettaient de voir et d’entendre tout ce qui se passait dans le caveau.
Il vit donc Jehan occupé à remettre la dalle en place. Il pouvait partir en toute quiétude. L’épreuve était achevée maintenant à l’honneur de son fils. Il boucha ce trou comme il avait bouché l’autre et il partit. Il vint sortir par une carrière qui se trouvait au pied de la butte des Cinq-Moulins que nous avons signalée. Et à grandes enjambées, il se dirigea vers la ville en se disant de cet air si froidement résolu, qu’il avait en de certaines circonstances:
– À nous deux, monsieur Claude Acquaviva!
Ceci se passait à peu près vers le même moment que Saint-Julien revenait pour la seconde fois à la carrière abandonnée par où Jehan devait sortir. Il était environ sept heures du matin.
Pendant ce temps, Jehan remettait toutes choses en place et poussait la précaution jusqu’à piétiner la terre longuement et consciencieusement pour effacer toute trace des fouilles qu’il venait de faire. Ce travail l’occupa une bonne heure. Il avait commencé vers les quatre heures du matin. Cela représentait donc un labeur pénible d’environ quatre heures.
Il était brisé physiquement et moralement. Il retourna dans la grotte et se jeta sur la paille. Il dormit tout d’une traite jusqu’à onze heures. Quand il se réveilla, il se sentit frais et dispos, remis d’aplomb par ce somme réparateur. L’esprit enfin délivré de l’affolante contemplation à laquelle il avait failli succomber, il ne se sentait plus le même et il allait et venait en fredonnant une chanson.
Il alluma le feu, fit sauter une omelette, y adjoignit une large tranche de jambon, quelques ronds de saucisson, et dévora le tout avec cet appétit robuste que ni les peines, ni les dangers, ni les émotions ne parvenaient à émousser. Le pain était bien un peu dur, mais le vin frais et si vieux, si généreux qu’il eût réveillé un mort. Ce repas achevé, il se sentit fort comme Sanson.
Il réfléchit:
– Il ne doit pas être loin de midi, maintenant!
Ses traits prirent cette expression de surhumaine tendresse qu’il avait chaque fois qu’il pensait à Bertille et il dit doucement:
– Allons la voir!
Il partit. Dans la carrière, tant qu’il fut dans l’obscurité, il marcha avec précaution, sondant le terrain du bout du pied, fouillant les ténèbres de son œil perçant, l’oreille attentive, la main sur la garde de l’épée. À mesure qu’il approchait de l’entrée, que la clarté se faisait plus vive, il eut plus d’assurance et pressa le pas.