Il prit la bouteille qu’il avait apportée, la déboucha et remplit d’abord à ras bord.
– Mon garçon, dit-il ensuite, tu as porté ce matin, de ma part, six bouteilles de vin à M. Jehan le Brave, que voici.
– Oui, monsieur le chevalier, répondit le valet, qui paraissait retrouver son assurance.
– Le vin que je viens de verser, reprit Pardaillan, est le même que celui que tu as porté ce matin. Tu m’entends: le même vin.
– J’entends bien, monsieur, dit le valet avec un calme parfait.
– Bon! maintenant que te voilà averti, j’ajoute: M. Jehan le Brave tient essentiellement à ce que tu goûtes à ton vin.
Et impérieusement, en le fixant:
– Bois!
Le garçon parut un instant étonné. Puis un large sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles, et sans la moindre hésitation, les yeux brillants de gourmandise, il saisit le verre. Avec une grimace de jubilation, il dit:
– Je bois respectueusement à votre santé, monsieur le chevalier, et à la vôtre, mon gentilhomme!
Ceci dit, il porta délibérément le verre à ses lèvres. Pardaillan et Jehan échangèrent un furtif coup d’œil. Évidemment, le malheureux ignorait qu’il allait absorber la mort. Au moment où les lèvres touchaient le bord du verre, Pardaillan le saisit par le bras et dit doucement:
– Ne bois pas!
– Pourquoi? fit l’autre étonné et déçu.
– Ce vin est empoisonné, dit froidement Pardaillan.
L’homme fut saisi d’un tremblement convulsif; il devint d’une pâleur de cire, ses yeux s’effarèrent. Le verre échappa à sa main et alla se briser sur le parquet. Comme s’il avait eu peur que le liquide mousseux répandu à ses pieds ne le brûlât, il fit un bond en arrière et gémit:
– Ah! le méchant moine!
L’explication fut brève. En l’absence de Pardaillan, un moine avait apporté ces bouteilles, lui avait remis une pistole et ordonné de les porter à Jehan de la part du chevalier empêché. Il avait obéi sans penser à mal.
Quand on lui demanda de dépeindre le moine qui l’avait chargé de cette commission, le valet, comme les deux malandrins, la veille, répondit qu’il n’avait pu le dévisager, parce que son capuchon lui tombait jusque sur le nez.
Fixés sur ce point, Pardaillan et son fils s’en allèrent voir Bertille. Inutile de dire qu’après ce qui venait de se passer, ils prirent les précautions les plus grandes pour dépister les espions au cas, très probable, où ils en auraient eu à leurs trousses. Ils crurent y avoir réussi.
Nous ne dirons pas non plus ce que furent ces quelques heures que les deux amoureux passèrent ensemble. On s’en doute bien un peu. Le soir vint, sans que rien d’anormal se fût produit. Jehan, malgré le conseil de Pardaillan, regagna sa mansarde de la rue de l’Arbre-Sec.
Il défit sa couverture pour se coucher, ainsi qu’il faisait chaque soir. Il bâilla en s’étirant. Dans ce mouvement, la tête rejetée en arrière, ses yeux se portèrent au plafond. Il fit:
– Oh!…
Ce qu’il regardait ainsi, c’était une grosse poutre placée au-dessus de son lit, dans toute sa longueur. Il alla vivement prendre la lampe, monta sur un escabeau et regarda de plus près. Il murmura:
– Bizarre! je n’avais jamais remarqué cette fente. Et pourtant, Dieu sait combien d’heures j’ai passées à rêver, allongé sur ce lit, les yeux fixés sur cette poutre.
Il regarda encore et écouta attentivement. Il crut entendre comme un craquement lent, irrégulier, à peine perceptible. Il descendit précipitamment de son escabeau, saisit son manteau et son épée, souffla la lampe et fila prestement.
Dans la rue, il s’arrêta et leva le nez en l’air. Il entendit un craquement sinistre, un grondement violent, suivis d’un fracas épouvantable, comme si la maison s’était écroulée. Et, à l’endroit où se trouvait sa mansarde, la seconde d’avant, un trou noir, duquel s’échappaient des tourbillons de poussière. Il se dit:
– Diable!… Il était temps!
Il s’enveloppa de son manteau et partit à grands pas, en bougonnant furieusement:
– Ah! mais cela n’est plus de jeu, monsieur Acquaviva!… Ventre-veau! la plaisanterie a assez duré!… Elle devient assommante!
Il était parti au hasard. Il s’arrêta brusquement et se dit:
– Ah! çà, où vais-je aller passer ma nuit? Il réfléchit un instant et décida:
– Allons demander l’hospitalité à Gringaille.
Et il s’engagea dans la rue Montmartre et parvint à la rue du Bout-du-Monde sans qu’il lui fût rien arrivé de fâcheux. Tout le long du chemin, il s’était attendu à chaque instant à être assailli. Il passa la nuit sur la paille, aux côtés de ses trois compagnons. Cela ne l’empêcha pas de ne faire qu’un somme jusqu’au jour.
Vers les neuf heures du matin, il quitta ses compagnons. La maison où il venait de passer la nuit était présentement entourée d’un échafaudage. La porte d’entrée se trouvait sous cet échafaudage. Cela constituait comme une espèce de pont au-dessus de cette porte.
Il franchit le seuil et passa sous ce pont. Comme il mettait le pied hors de cet abri, un énorme moellon tomba avec fracas devant lui. L’énorme bloc l’avait frôlé au passage. Il s’en était fallu d’un fil qu’il ne fût broyé.
D’un bond il sauta au milieu de la rue et regarda en l’air. C’était dimanche. On ne travaillait pas le dimanche, à cette époque. Il ne vit personne sur l’échafaudage, personne sur le toit. Il gronda:
– Ventre-veau! j’en aurai le cœur net!
Il se rua en tempête dans l’escalier en appelant Gringaille, Escargasse, Carcagne. À eux quatre, ils visitèrent la maison de fond en comble. Ils ne trouvèrent rien. L’assassin semblait s’être volatilisé.
Jehan était ivre de fureur. La persistance de ces lâches attentats, qui se succédaient avec une inlassable ténacité, l’énervait et l’exaspérait. Sans compter que la rapidité des coups qu’on lui portait partout où il allait prouvait surabondamment qu’il se débattait dans un réseau d’espionnage supérieurement organisé. Or, il n’était pas encore parvenu à surprendre un seul de ces espions qui le harcelaient dans l’ombre. Et pourtant, il avait l’oreille fine, la vue perçante et il se tenait sur ses gardes.
Ceci surtout était inquiétant.
Il était revenu dans le taudis de ses trois compagnons. Il se promenait nerveusement en mâchonnant de sourdes imprécations, en proférant des injures et des menaces terribles à l’adresse d’ennemis invisibles.
Les trois, qui voyaient que le temps était à l’orage, se tenaient cois, retenaient leur respiration, se gardant bien d’attirer son attention sur eux. Il ne pensait guère à eux, pourtant.