Atteints en pleine poitrine, les deux assassins allèrent s’étaler sur la chaussée où ils demeurèrent étourdis.
– Il faut les faire parler maintenant! se dit Jehan.
D’un bond, il fut sur eux et les étreignit à la gorge. C’était un moyen excellent pour les expédier ad patres, mais non pour les faire parler, comme telle était son intention. Il faut croire cependant que c’était la bonne manière, car ils ouvrirent des yeux terrifiés et râlèrent:
– Grâce, monseigneur!
– Coquins, gronda Jehan, je vous fais grâce, à la condition que vous me disiez qui vous a payés pour me meurtrir… sinon je vous étrangle tous les deux.
Et il pressa plus fort sur les deux gorges.
– Je dirai tout, s’étouffa un des deux malandrins, mais… ne serrez pas tant… vous… m’étran…
Jehan desserra son étreinte et confisqua prudemment les deux poignards qui se trouvaient à ses pieds, en disant:
– Parle, coquin!
Le coquin souffla péniblement et grimaça:
– Tudieu! quelle poigne!
– Qui vous a payés pour me meurtrir? répéta froidement Jehan.
– Je ne le sais pas, monseigneur.
– Tu mens, coquin! Parle… ou ta dernière heure est venue. Et il le saisit de nouveau à la gorge.
– Sur mon salut éternel, je vous jure que nous ne savons pas! gémit le misérable.
Jehan le vit sincère. Il le lâcha encore une fois et:
– Voyons, je vous ai entendus dire que vous étiez bien payés. Vous ne connaissez pas celui qui vous a payés, soit!… Mais vous l’avez vu… dépeignez-le-moi un peu.
– Nous ne l’avons pas vu… attendu qu’il avait le capuchon rabattu jusque sur le nez… Tout ce que je peux dire, c’est que c’est un religieux… ou du moins, il en avait le costume.
Jehan était fixé. Il n’insista pas davantage.
– C’est bon! dit-il d’un air dédaigneux. Je vous fais grâce, coquins!… Filez prestement… et ne vous retrouvez jamais sur mon chemin, si vous tenez à votre peau.
Les deux malandrins se relevèrent péniblement et détalèrent avec une précipitation qui dénotait une frayeur intense.
Rentré dans sa chambre, Jehan ferma sa porte à double tour, ce qui ne lui était jamais arrivé de faire. Il se jeta dans son fauteuil et se mit à réfléchir à cette aventure.
– C’est Acquaviva qui commence la chasse, se dit-il. M. de Pardaillan avait raison… comme toujours. Ventre-veau, la vie ne sera plus tenable si je dois essuyer tous les jours de telles avanies!
Son naturel insouciant reprenant le dessus, il conclut:
– Bah! nous verrons bien!… J’en ai vu d’autres et me voici bien solide.
Cependant, impressionné quoi qu’il en eût, il se livra à une visite minutieuse de son logis et ne se coucha que lorsqu’il se fut assuré qu’aucun danger immédiat ne le menaçait.
Le lendemain matin, samedi, comme il se disposait à sortir, on frappa à sa porte. Il entrebâilla l’huis, sur la défensive. Il fut vite rassuré. Celui qui frappait était un valet du Grand-Passe-Partout, qu’il reconnut aussitôt. Il avait un panier passé à son bras. Il entra, posa six bouteilles et un paquet proprement ficelé sur la table, en disant:
– De la part du chevalier de Pardaillan.
Jehan regarda les bouteilles: trois de vieux saumur, trois de vieux vouvray, ses deux préférés. Il défit le paquet: c’étaient des gâteaux secs. Il considéra le tout d’un air attendri. Il songeait:
– Oh! le brave et excellent ami!… Il songe à tout… et avec quelle délicatesse!…
Et tout haut, en riant, mais trahissant sans le vouloir sa secrète pensée:
– Voilà des provisions que je peux boire et manger sans appréhension… Pas de danger qu’elles m’empoisonnent, celles-là!
Le valet se mit à rire lui aussi bruyamment. Jehan lui tendit un écu. Il loucha dessus cupidement et avec un soupir de regret, en secouant tristement la tête:
– M. le chevalier ne serait pas content… Et quand il n’est pas content, il joue de la trique… rudement, je vous en réponds.
Jehan se mit à rire de bon cœur de la mine penaude du pauvre diable. Il insista:
– Prends, imbécile!… M. le chevalier n’en saura rien. À moins que tu ailles le lui dire toi-même!
La tentation était trop forte. Le valet fit prestement disparaître l’écu tentateur et se retira avec force remerciements.
Jehan saisit incontinent une des bouteilles et se mit en devoir de la déboucher. Une réflexion l’arrêta:
– Non, dit-il tout haut, puisqu’il vient me chercher à une heure, nous la viderons ensemble. C’est bien le moins, ventre-veau!
Il s’en fut rue du Bout-du-Monde voir Escargasse, Gringaille et Carcagne et s’assurer que tout était tranquille chez Perrette la Jolie.
À une heure battant, Pardaillan frappait à sa porte. Tout de suite, le jeune homme le remercia avec effusion de son envoi.
– Je ne vous ai rien envoyé du tout, déclara nettement Pardaillan. Et avec inquiétude: j’espère que vous n’avez pas déjà goûté à ce vin et à ces gâteaux?
– Il n’a tenu qu’à un fil… Je vous attendais pour vider ensemble la première bouteille.
Ils étaient un peu pâles tous les deux. Pardaillan se fit expliquer comment le cadeau suspect était arrivé à destination. Jehan y ajouta le récit de son aventure de la veille. Quand il eut terminé, le chevalier dit simplement:
– Trouvez-vous toujours que j’ai exagéré en parlant d’Acquaviva?
– Non! ventre-veau! C’est donc un démon d’enfer que ce moine scélérat?
– Ceci n’est qu’un commencement, dit froidement Pardaillan. Attendez la suite.
– Oui?… gronda Jehan qui sentait la colère le gagner. Eh bien, c’est ce que nous verrons! En attendant, si ce prêtre papelard me tombe sous la main, je vous réponds qu’il n’aura plus jamais l’occasion de molester personne!
Pardaillan sourit doucement. Sans rien dire, il prit les bouteilles. Il en mit une de côté et alla vider les autres dans les cabinets. Les gâteaux prirent le même chemin. Ceci fait, ils partirent, emportant la bouteille mise de côté. Ils allèrent droit à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Le valet qui avait apporté le vin empoisonné était là, vaquant paisiblement à sa besogne accoutumée. Pardaillan le fit appeler.
En apercevant le chevalier avec Jehan, le valet se troubla. Pardaillan nota ce trouble. Tranquillement, il plaça un verre devant l’homme.