Maintenant, il ne pensait même plus à Acquaviva, à ses espions. Un débat violent, d’un tragique poignant dans sa simplicité, s’était relevé dans son esprit.
Irait-il ou n’irait-il pas se réfugier sous le gibet de Montmartre?
Question bien simple et bien banale, en apparence. En réalité, question si complexe, si grave, si redoutable, qu’elle lui faisait oublier la nuée d’assassins qu’il avait à ses chausses.
Sous le gibet, c’était sa peau à l’abri de toute tentative criminelle. C’était quelque chose. Mais sous le gibet se trouvaient les millions. Et c’était cela qui était redoutable et le faisait hésiter.
Sauver sa peau, c’était bien, juste, légitime. Mais la sauver et se déshonorer en volant, oui, en volant ce tas d’or qui le fascinait… et qui ne lui appartenait pas. Ne valait-il pas cent fois mieux crever une bonne fois?
Voilà ce que se disait Jehan en se promenant autour du coffre-fort, comme un fauve dans sa cage. Il finit par s’arrêter devant Gringaille, Escargasse et Carcagne, sans les voir du reste; il frappa du pied avec colère et gronda:
– Je n’irai pas, ventre-veau! je n’irai pas… Si j’y allais, je ne sautais résister à la tentation… et je ne veux pas!… je ne veux pas!…
Les trois braves se regardèrent effarés. Que voulait-il dire? Où ne voulait-il pas aller? Et à quelle tentation voulait-il se dérober? Jehan s’apaisa peu à peu. Il avait pris une résolution.
– Gringaille, dit-il, peux-tu me trouver un abri sûr pour quelques jours?
Gringaille chercha dans sa tête et s’écria:
– J’ai trouvé!… Par exemple, c’est hors de la ville.
– Peu importe, dit Jehan après une seconde d’hésitation.
– Eh bien, chef, vous connaissez Martine, l’ouvrière et la femme de ménage de Perrette?
Jehan fit un léger signe de tête. Gringaille reprit:
– Le beau-frère de Martine possède une petite maison à la Villeneuve-sur -Gravois, près du faubourg Montmartre. Tenez, chef, on la voit d’ici, cette maison.
Et il s’en fut à la lucarne qui donnait sur le derrière et l’ouvrit toute grande. Jehan se pencha avec lui et suivit les indications qu’il lui donnait.
– Voyez-vous là, sur notre gauche, ce grand mur de clôture avec trois petites maisons espacées?… Eh bien, c’est la troisième, là-bas, à l’angle du mur. Le beau-frère de Martine, Simon le Borgne, comme on l’appelle, ne demandera pas mieux que de vous louer une chambre qu’il a dans les combles… Seulement, dame, ça manquera un peu de confortable.
Jehan eut un geste d’indifférence.
– Occupe-toi de cette affaire, dit-il. Il faut que je puisse coucher là ce soir.
– Oh! l’affaire est toute faite. Simon le Borgne est très intéressé, et je vous réponds qu’il ne crachera pas sur l’écu que je compte lui offrir pour un mois de location de son chenil. Vous pourrez emménager dans une heure si vous voulez.
– Non, j’y rentrerai pour coucher… C’est bien suffisant.
Ce point étant réglé, le jeune homme alla trouver Pardaillan. Le père et le fils montèrent à cheval et s’en furent hors de la ville. Ils passèrent cette journée ensemble à courir dans les bois. Jehan, bien entendu, ne manqua pas de raconter l’écroulement du plafond de sa mansarde et la chute du bloc de pierre qui avait failli l’écraser. Il fit connaître aussi le nouveau gîte trouvé par Gringaille.
Pardaillan approuva fort le changement de domicile.
– Si vous m’aviez écouté, dit-il, vous n’auriez plus remis les pieds rue de l’Arbre-Sec.
– Bah! monsieur, cela ne m’eût pas servi à grand’chose. J’ai quitté ma mansarde la nuit. Personne ne m’a vu, ne m’a suivi… du moins je n’ai rien remarqué. Pas plus tard que ce matin, mon nouveau gîte était connu et on tentait de m’assommer… Qui sait s’il n’en sera pas de même de celui que Gringaille m’a trouvé? Qui sait ce qui m’attend là, ce soir?
Pardaillan vit qu’il ne paraissait pas autrement affecté. Cette crâne désinvolture amena un sourire de satisfaction sur ses lèvres.
– Vous verrez, dit-il d’un air détaché, que vous en serez réduit à vous réfugier à Montmartre, sous le gibet. Au bout du compte, c’est ce que vous aurez de mieux à faire.
Un nuage passa sur le front du jeune homme, et, les dents serrées:
– Nous verrons bien.
Ils rentrèrent en ville comme la nuit tombait. Jehan n’avait pas de temps à perdre s’il voulait regagner son nouveau domicile avant la fermeture des portes. Il prit congé du chevalier et se hâta vers la porte Montmartre.
Pardaillan lui laissa prendre une courte avance et se mit à le suivre de loin. Il le vit franchir l’enceinte de son pas allongé. Il se demanda:
– Si j’allais passer la nuit devant sa porte? Il réfléchit un moment et:
– Personne ne l’a suivi… j’en suis sûr… Si forts qu’ils soient, ils ne peuvent aller jusqu’à deviner où il couchera. Il est donc probable que cette nuit se passera pour lui sans nouvelle alerte. D’ailleurs, il est trop tard, voici qu’on ferme la porte.
Il fit demi-tour et reprit le chemin de la rue Saint-Denis en se disant:
– Il est grand temps de me mettre aux trousses de ce Parfait Goulard. Lui seul peut me conduire à Acquaviva, et alors… nous nous expliquerons un peu.
Jehan le Brave était parvenu à la maison indiquée par Gringaille. Lui aussi, il était bien sûr de n’avoir pas été suivi. Avant de frapper à la porte, il inspecta les lieux.
La masure était située à l’angle d’un mur, lequel entourait un vaste enclos affectant la forme d’un trapèze dont les deux bases étaient parallèles au mur d’enceinte de la ville. Le côté sur lequel il se trouvait, et qui regardait le faubourg Montmartre, avait deux autres masures à peu près pareilles, très espacées. De ce côté, on commençait à tracer une rue. Le sol était très surélevé par l’amoncellement des gravois auxquels cet embryon de quartier devait son nom. Il en résultait que la bicoque, qui n’avait qu’un étage en façade, en avait deux du côté de la campagne.
Jehan fut reçu par une vieille femme qui lui dit avec volubilité:
– Enfin, vous voici, mon jeune gentilhomme! Je vous attendais avec impatience. À mon âge, on n’aime guère se coucher si tard. Venez que je vous montre votre chambre.
– Excusez-moi, madame, dit poliment Jehan en grimpant l’escalier raide, je pensais trouver ici un homme… Simon le Borgne, m’a-t-on dit.
– Simon n’est plus ici, dit la vieille. Il a eu la bonne fortune de vendre sa maison aujourd’hui. Voilà votre chambre, mon gentilhomme. Si vous avez besoin de quelque chose, je couche au-dessous, vous n’aurez qu’à cogner. Bonne nuit, mon gentilhomme!