Marie de Montpensier s’enveloppa alors d’une capuche qu’elle rabattit sur sa tête, fit un dernier signe à son frère et, étant sortie, retrouva dehors deux gentilshommes qui se mirent à l’escorter: c’étaient deux de ces cavaliers qui pendant le voyage de Paris à Chartres avaient entouré la mystérieuse litière qui marchait en queue de la colonne.
Quant au duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, il conféra longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit à table, et voulut que Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place à ses côtés. Et malgré la gravité de la situation, malgré l’acte terrible qui se préparait dans l’ombre, ce fut encore de Pardaillan qu’ils causèrent. Bussi-Leclerc se rappela fort à propos que le chevalier lui avait dit:
– Je n’arriverai peut-être pas jusqu’à Chartres!…
Il ne fallait plus en douter: Pardaillan était mort et bien mort.
– Ma foi, je le regrette! fit Maineville. J’eusse eu plaisir à le lier sur une aile de moulin.
– Moi aussi, dit Bussi-Leclerc.
Quant à Maurevert, il se contenta de sourire.
Vers cette heure-là, et comme la nuit tombait, celui qui faisait l’objet, de ces pensées railleuses ou sinistres dînait tranquillement avec le duc d’Angoulême dans une petite auberge, à une table accotée contre une fenêtre basse. En face de l’auberge se dressait un de ces mornes hôtels comme on en voit encore à Chartres et, de temps à autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la fenêtre, jetait un rapide coup d’œil sur la façade de l’hôtel où tout était éteint et clos.
– À qui appartient cet hôtel? demanda Pardaillan à la servante, en soulevant encore une fois le rideau.
La servante s’arrêta de marcher, regarda, sourit et dit:
– Cet hôtel?… Ah! dame… il appartient comme qui dirait à personne. C’est-à-dire, dans les temps jadis, c’était l’hôtel des sires de Bonneval, à ce qu’on dit du moins. Mais depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela, je n’ai jamais vu personne entrer là-dedans, jamais la porte ou les fenêtres s’ouvrir.
– Oui, murmura Pardaillan, mais en ce moment, des gens sont rassemblés là-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu’ils font…
– Que voulez-vous qu’ils fassent, cher ami? grommela le duc d’Angoulême. Que voulez-vous qu’ils fassent, si ce n’est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c’est la Fausta qui les a assemblés là?…
– C’est vrai. J’ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans l’hôtel par la porte du jardin. Sans doute, ils conspirent, mais quoi?…
– Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin de…
– De Violetta, hein?… Patience, mon prince, patience! Il y a deux êtres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel côté nous devons nous tourner: c’est Fausta… et c’est Maurevert. Nous les suivons. Nous les tenons. Il faudra bien que l’un ou l’autre tombe dans nos mains. En tout cas, nous sommes sur un lit de roses, si je compare notre situation à celle où je me trouvais quand j’étais dans la nasse de Mme Fausta.
Pardaillan eut une grimace de la bouche plissée, ce qui indiquait combien peu lui était agréable le souvenir qu’il venait d’évoquer.
– Cher ami, dit le duc d’Angoulême, voici trois ou quatre fois que je vous entends dire: «Quand j’étais dans la nasse». En somme le prince Farnèse ne m’a rien dit, sinon que je devais vous attendre à la Devinière.
– Où je vous ai rejoint après être sorti de la nasse, fit Pardaillan qui jeta un nouveau regard dans la rue.
– La nasse! reprit Charles. Encore la nasse! Expliquez-moi…
– Comment, monseigneur, vous ne savez pas ce que c’est qu’une nasse? Moi, j’en ai vu en Provence, aux environs de Marseille. Figurez-vous une grande cage en osier avec une porte par où l’on peut entrer, mais par où l’on ne peut plus sortir. Les pêcheurs plongent cette cage au fond de la mer, avec une corde au bout de laquelle se trouve un signal en liège qui flotte pour faire reconnaître l’endroit. Avez-vous mangé des langoustes, monseigneur? C’est délicieux.
– Certes, fit Charles, qui ne s’habituait pas à suivre cet esprit en apparence audacieux et au fond si simple. Mais que viennent faire ici les langoustes?
– C’est pour vous expliquer la nasse, dit Pardaillan vraiment étonné de la question. Suivez la langouste au fond de la mer, que fait-elle? Elle sent l’appât que le pêcheur a mis dans la nasse. Elle s’approche de cette cage d’osier, elle tourne autour, très ennuyée de ne pouvoir entrer s’emparer de l’appât. À force de tourner, elle se glisse à travers une ouverture. Mais notez que pour cela elle est obligée d’écarter les brins d’osier placés en entonnoir… Encore un petit effort et l’entonnoir s’ouvre, les osiers s’écartent… Mais dès qu’elle est entrée, les osiers reprennent leur position primitive: elle ne peut plus sortir… elle est dans la nasse!… Eh bien, moi aussi, j’étais dans la nasse. Il y avait bien un trou pour y entrer, mais il n’y avait plus moyen de sortir par le trou. Maintenant, figurez-vous que la nasse, au lieu d’être en osier était en fer un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais à peine passer les bras… Heureusement il y avait des cadavres, sans quoi je serais encore dans la nasse… C’est une jolie invention de Mme Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j’ai résolu de lui rendre épouvante pour épouvante…
Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, à travers l’explication de Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les esprits les plus fermes.
– Monseigneur, reprit le chevalier en soulevant son chapeau, dites-moi, est-ce que mes cheveux n’ont pas blanchi?
– Non, mon ami; je les vois tels que je les ai toujours vus, d’un beau châtain foncé.
– Ah! Cela m’étonne! Car, j’ai eu peur, j’ai connu la peur, dans ce qu’elle a d’affolant, avec ce délire qu’elle fait monter à la cervelle. Heureusement, comme je vous le disais, il y avait les cadavres… Ah! ah! s’interrompit Pardaillan, le voici! Attention!…
Le chevalier n’avait cessé de regarder à travers les petits vitraux ronds et verts de la fenêtre. Charles regarda, lui aussi, et, dans la nuit de la ruelle, vit une ombre qui s’avançait.
– Je savais bien qu’il viendrait! Et qu’il viendrait là! murmura Pardaillan.
L’ombre se rapprochait de la grande porte de l’hôtel qui, d’après la servante, était inhabité depuis de si longues années. C’était un homme enveloppé d’un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute, Pardaillan le reconnaissait à la taille et à la démarche, car il répéta:
– C’est lui!
L’homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses mains. La grande porte s’entrouvrit aussitôt et l’inconnu se glissa dans l’intérieur. Pardaillan sourit comme un homme enchanté de voir ses prévisions se réaliser.
– Qui est-ce? demanda Charles.
– Vous le saurez tout à l’heure, dit Pardaillan en laissant retomber le rideau Lorsque je me réveillai, j’étais assis, vous le savez, à califourchon sur deux poutres dont l’une plongeait dans l’eau et dont l’autre partait en diagonale pour aller soutenir le plancher de la salle où se tenait le trou carré… l’entrée de la nasse. J’avais dormi. Comment? Je n’en sait rien, mais je cois qu’il m’eut été impossible de ne pas dormir, tant j’avais la tête fatiguée au moment où, pour éviter les cadavres, j’atteignis la fourche. Alors, je vis qu’il faisait à peu près jour; la lumière entrait par-dessus le plancher qui était au-dessus de ma tête, et je vis que j’étais entouré de poutres qui s’enlaçaient comme les madriers d’un échafaudage: «Pardieu! me dis-je, je n’ai qu’à gagner de poutre en poutre jusqu’à l’extérieur!» Et je me suis mis en chemin, c’est-à-dire que je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait de la grande ouverture par où coulaient tout à la fois l’eau du fleuve et la lumière du jour. Ce fut alors que je me heurtais au treillis de fer… J’avais oublié la nasse!…
Charles vida son verre, comme pour se donner le courage d’entendre ce récit.
– Alors, continua Pardaillan, j’examinai cette machine à prendre les hommes. Et je vis que j’étais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de fer, qui partait du plancher même pour aller plonger dans l’eau. Je dus abandonner l’idée qui m’était venue de me hisser de maille en maille pour arriver à passer par-dessus, puisque, en me hissant, j’aboutissais au plancher. L’idée inverse me parut la bonne: c’est-à-dire que je m’accrochais aux mailles, et que je me mis à descendre, dans l’espoir que je pourrais passer par-dessous en plongeant. Arrivé au ras de l’eau, je fus heurté de nouveau par les cadavres. Mais je fusse passé à travers une légion de fantômes d’enfer. Je sentais ma gorge en feu et mes cheveux se hérisser sur ma tête; j’avais une soif à vider un tonneau; mais, la seule pensée de m’humecter seulement les lèvres avec cette eau où les cadavres avaient dansé toute la nuit me donnait d’insupportables nausées. Enfin, comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais au plus tôt, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et alors, oh! alors, je compris pourquoi les cadavres ne s’en allaient pas, pourquoi ils ne plongeaient pas!… Lorsque j’eus de l’eau jusqu’aux épaules, je sentis avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait dans l’eau et que cela formait comme le fond d’une bouteille!… Pas moyen de sortir par en haut! Pas moyen de sortir par en bas!… Je me hissai le long des mailles de fer pour éviter l’attouchement des cadavres, et, accroché à une certaine hauteur, je m’arrêtai, et j’eus la pleine horreur de ma situation: j’étais destiné à mourir lentement dans ce puits de fer!…