– Vous avez entendu? gronda Rovenni.
– Eh! par la mordieu, je ne suis pas sourd, et Sa Sainteté, pour un vieillard qui s’en va mourant (Rovenni tressaillit, frappé au cœur), a une voix de trompette. Dites-lui donc, monsieur, dites lui à ce vénérable et Saint-Père qu’il me faut au moins trois heures pour dire mes prières… je ne prie pas souvent, mais quand je m’y mets, il faut que tout le chapelet y passe.
– Est-ce tout?…
– Non, de par les clefs de Saint-Pierre!… Dites-lui aussi monsieur, qu’avant que je n’aie terminé mes prières, c’est-à-dire avant les trois heures que vous mettrez certainement à défoncer cette porte, vu que je l’ai barricadée en toute conscience… avant ce temps, dis-je, ce couvent sera envahi par des gens qui n’auront peut-être pas pour le Saint-Père tout le respect que j’ai pour lui… c’est encore un service que je rends à Sa Sainteté!.?… Un dernier mot, monsieur: vous avez vu que nous étions deux en sautant le mur… demandez-vous où est mon compagnon, et dites-vous qu’il ne faut pas plus de deux heures pour aller à Paris et en revenir avec bonne escorte de truands, francs-bourgeois et mauvais garçons, tout gens capables de manquer au respect dû au Saint-Père, à ses gardes, évêques, cardinaux, chanoines, ce qui serait la désolation de l’abomination dans les siècles des siècles, amen! J’ai dit!…
– Misérable et insolent impie! vociféra Rovenni. Gardes, enfoncez cette porte!…
Mais le pape fit un geste, et la meute s’arrêta court. Sombre, frappé de funèbres pressentiments, Sixte Quint conféra au pied de l’estrade avec trois ou quatre des principaux de son escorte.
– J’ai vu, étudié, pesé cet homme, dit-il. C’est l’audace incarnée. Au moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Depuis, il m’est revenu de lui des récits stupéfiants. Il est de ceux que Dieu suscite parfois pour faire sentir aux princes le néant de leur grandeur, et dont la main foudroyante n’apparaît que pour tracer sur les murs des palais les mots à jamais redoutables: Mane, Thecel, Pharès… Partons! Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons à Lyon. De là nous gagnerons ensemble l’Italie et Rome… Mon cher Rovenni, dites à vos compagnons qu’il y a pour tous indulgence plénière… sans compter le reste. Quant à vous, vous savez ce qui vous attend… Partons maintenant. Il serait horrible que sur la fin de mes jours, j’aie la douleur de voir les meilleurs d’entre les nôtres égorgés par des truands!…
Sixte Quint, alors, s’avança jusqu’à la porte du pavillon.
– Mon fils, dit-il, êtes-vous là?…
– Certes, Saint-Père! Tout à votre dévotion! répondit Pardaillan.
– Recevez donc ma bénédiction: c’est la seule vengeance que je veuille exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous conduisent un jour à Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans crainte frapper aux portes du Vatican. À défaut de Sixte Quint, vous y trouverez sûrement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch…
– Saint-Père, cria Pardaillan, je reçois avec joie votre bénédiction, mais avec plus de plaisir encore l’invitation de M. Peretti, que j’ai toujours considéré comme un très habile homme! En rentrant au Vatican, dites-le-lui de ma part, je vous en prie!…
– Brigand! murmura Sixte Quint qui pourtant ne put s’empêcher de sourire.
Et il s’éloigna, suivi de ses gens d’armes et gentilshommes, tandis que le chœur des schismatiques enfin réconciliés, Rovenni en tête, entonnait avec plus d’ardeur que jamais le Domine salvum fac pontificem… Sixte Quint, en s’éloignant, murmurait:
– Oui, oui… misérables traîtres… deux fois traîtres!… Je vous ferai chanter, à Rome, sur un autre air…
En somme, et bien que Fausta lui échappât, le but de son voyage était atteint: il venait de détruire le schisme en le frappant au cœur même. Et ce fut avec un pâle et ironique sourire qu’il regagna la litière de voyage qui l’attendait au pied de la colline.
Une demi-heure après le départ du pape, Pardaillan, n’entendant plus rien, se hasarda à démolir en partie les fortifications qu’il avait élevées dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que l’esplanade et l’estrade étaient également vides. Alors il sortit, inspecta rapidement l’étendue du terrain de culture et ne vit plus personne.
– Ils sont ma foi partis, fit-il.
Alors il revint à l’esplanade et, pensif, s’arrêta près de la croix couchée sur le sol… la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta par Belgodère.
– Pauvre petite chanteuse! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel supplice? Elle n’est coupable que d’être trop jolie… Tiens! qu’est-ce que ce papier?…
Il se baissa, et arracha de la tête de la croix un large parchemin qui y avait été planté au moyen d’un clou, et sur lequel ce mot était tracé en caractères grecs:
– AIRESIS.
– Qu’est-ce que cela veut dire? grommela Pardaillan.
– Cela signifie: Hérésie! dit près de lui une voix grave.
Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire semblait n’éprouver aucune émotion ni des scènes tragiques qui venaient de se dérouler, ni du danger auquel elle venait d’échapper. Mais Pardaillan n’était pas homme à se laisser étonner par cette attitude.
– Hérésie? fit-il aussi simplement que s’il se fût agi d’un entretien de table. Tiens! hérésie!… Ma foi, je ne m’en serais pas douté. Et que veut dire «hérésie»?
Fausta ne répondit pas. Elle le considéra quelques instants, cherchant peut-être à percer du regard cette enveloppe d’ironie et d’insouciance qui masquait la physionomie du chevalier.
– Vous m’avez sauvé la vie, dit-elle enfin. Pourquoi?
Pardaillan releva sa tête fine sur laquelle les rayons du soleil mettaient à ce moment une sorte d’auréole.
– Ah! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la folie furieuse des hérésies, des mises en croix, si nous échappons au cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce prêtre (il montrait les cadavres de Léonore et de Farnèse), si nous rentrons enfin dans le naturel, dans la vie par la question que vous me posez, je vous répondrai seulement ceci: j’ai vu une femme qu’on allait tuer; j’ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un être sans défense, et sans me demander ni pourquoi ni comment, je me suis trouvé le fer au poing devant les fauves…
– Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fût trouvée à ma place, vous l’eussiez défendue comme vous m’avez défendue, moi?…
– Sans doute! dit Pardaillan étonné. Notez, madame, que si j’avais pu hésiter, c’est surtout à vous défendre, vous, que j’eusse pu raisonnablement hésiter… Le temps n’est pas éloigné où vous m’avez fait faire dans une certaine nasse en treillis de fer un séjour dont j’aurais pu en somme, vous garder quelque rancune.
Fausta, pensive, baissa la tête, peut-être pour cacher la pâleur qui envahissait son visage et ses lèvres tremblantes où palpitaient des paroles qu’elle étouffait.
– Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre de vous poser à mon tour une question?… Oui?… La voici: pourquoi le sire de Maurevert m’avait-il donné rendez-vous aujourd’hui à midi, près de la porte Montmartre?…
– Parce que je lui en avais donné l’ordre, dit Fausta avec un calme farouche; parce que Maurevert devait vous amener ici à un moment où mon triomphe était assuré; parce que, sans la trahison des miens, vous eussiez été enveloppé ici par des gens de Guise; parce qu’enfin je devais sortir de ce couvent laissant votre cadavre près de ces deux corps…
Un frémissement agita Pardaillan. Dans son cœur se déchaîna la furieuse envie de sauter sur cette femme, de la renverser d’un coup et de lui écraser la tête comme à une vipère… Et qui sait si dans l’effroyable désespoir qui noyait son âme, Fausta n’avait pas espéré, n’avait pas voulu provoquer quelque explosion qui lui eût été mortelle!
Pendant quelques secondes, elle put croire que Pardaillan allait la tuer… Pourquoi il ne bougeait pas?… il ne faisait pas un geste… Presque aussitôt, Fausta le vit s’apaiser. Elle vit s’évanouir cette lividité qui avait recouvert son visage; cette figure reprit son apparence d’insouciante audace, et le bon Pardaillan se mit à rire, s’inclina, et, d’une voix exempte d’amertume, répondit:
– Je suis vraiment au regret, madame, que vos vœux n’aient pas été mieux accueillis par le Ciel. Mais laissons ces fadaises: puis-je, avant de nous quitter, vous être bon en quoi que ce soit?
Fausta devint blême. Son orgueil souffrit plus qu’il n’avait jamais souffert. Elle fut écrasée par cette générosité simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dédain. Des larmes perlèrent à ses cils.
Vaguement ses bras se soulevèrent. Une force inconnue la poussait vers cet homme qu’elle eût voulu tuer et qu’elle adorait. Peut-être allait-elle dans un sanglot laisser éclater son amour. Peut-être allait-elle tomber à genoux, palpitante de sa défaite et du bonheur d’aimer, et crier les mots qui râlaient sur sa bouche silencieuse… Le souvenir de la cathédrale de Chartres passa comme la foudre dans son esprit… Elle entendit la réponse de Pardaillan: