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– Le gibet!… hurla Saïzuma en reculant affolée jusque dans un angle du pavillon… Le gibet! La monstrueuse machine de mort!… Grâce! laissez vivre l’enfant que je porte dans mon sein!…

La malheureuse tomba à genoux et frappa son beau front sur les dalles. Toute à son infernale besogne, toute à son projet, transformée en tourmenteuse sans pitié, Fausta courut à elle et la releva:

– Écoute!… On t’a fait grâce! puisque tu vis!…

– Oui… oui!… Je vis!… Par quel miracle? N’ai-je pas vu la corde se balancer sur ma tête?… N’ai-je pas senti sur mes épaules les mains du bourreau?… Je vis!… mais pourquoi cette lassitude immense de mes membres?… Que s’est-il passé en moi?…

Fausta, comme tout à l’heure, saisit ses deux mains qu’elle serra fortement.

– Il s’est passé que tu es mère!… Il s’est passé que l’enfant de ta faute et de ton secret, l’enfant de Jean de Kervilliers, est venu au monde!… Et que pour cette enfant, pour ta fille innocente, on t’a fait grâce!…

– Quoi! balbutia la bohémienne. Cela est donc!… Je suis mère!… J’ai une fille!…

Un éclat de rire, brusquement, résonna sur ses lèvres; et presque aussitôt, elle se mit à pleurer. Elle ne regardait plus Fausta. Peut-être oubliait-elle sa présence. Peut-être cette scène qui venait de se dérouler sortait-elle déjà de son esprit. Mais ce qui y demeurait fortement, c’était cette idée qu’elle était mère… qu’elle avait une fille…

Elle s’était affaissée sur elle-même, et adossée à cet angle, les coudes sur les genoux, le menton sur les deux mains, les yeux fixés dans le vague, elle sanglotait doucement. Des calculs confus s’échafaudaient dans son esprit.

– Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Léonore de Montaigues?… Dites… n’éprouvez-vous rien dans le cœur pour cette innocente que vous ne connaissez pas… et qui est votre fille?

– Je l’ai appelée bien souvent! murmura la folle à travers ses sanglots. Je ne savais pas que j’étais mère, je ne savais pas que j’avais une fille, et pourtant, bien souvent je l’ai appelée, lorsque la douleur m’étouffait, lorsque je sentais qu’une seule caresse de mon enfant m’eût sauvée du désespoir…

– Voulez-vous la voir? répéta Fausta avec une grande douceur.

– Où peut-elle être? continua Saïzuma comme si elle n’avait pas entendu… Si j’ai une fille, comment se fait-il qu’elle n’est pas avec moi?… Comment a-t-elle pu vivre sans sa mère?…

– Je le sais, moi! dit Fausta.

– Oh! vous savez donc tout! gronda Saïzuma d’une voix plus naturelle, et sûrement une lueur de raison s’allumait dans ses yeux. Qui êtes-vous donc? Et que me voulez-vous, vous qui me dites que j’ai une fille?… Une fille! Je sais maintenant que j’ai une fille… Et, ajouta-t-elle avec une immense amertume, je vais sans doute savoir que, mère, je vais souffrir plus que je n’ai souffert, amante!…

– Ah! éclata Fausta, tu reviens donc à toi! La raison s’éveille donc dans ton esprit!… Tu me demandes qui je suis? Une femme qui a pitié, voilà tout! Est-ce que cela ne te paraît pas suffisant? Un hasard m’a fait connaître les secrets de ta pauvre vie, et m’a fait rencontrer deux êtres que j’ai voulu remettre en ta présence: ton amant et ta fille…

– Ma fille! murmura la bohémienne en joignant les mains avec force.

– Écoutez, pauvre femme. Vous êtes devenue mère en un temps où la douleur avait égaré votre esprit et où vous étiez en prison…

– Je me rappelle la prison, dit Saïzuma en frémissant. Je me rappelle ce temps de souffrance…

Des méchants s’emparèrent de votre enfant… comprenez-vous?…

– Oui, oui… ceux qui me persécutaient, ceux qui me détenaient prisonnière, fit Saïzuma qui faisait un effort terrible pour suivre attentivement ce qu’elle entendait.

– Ils s’emparèrent donc de votre fille…

– Pauvre petite!… Comme elle a dû souffrir!…

– Non! Rassurez-vous. Elle vécut au contraire très heureuse. Il se trouva un homme de bien, un homme de cœur qui put soustraire l’enfant à ses persécuteurs et qui l’éleva comme sa propre fille…

– Cet homme, madame! Son nom, pour que je le bénisse à jamais! Sa demeure, pour que j’aille me mettre à ses genoux!…

– Il est mort, dit Fausta.

– Mort!… Ce sont donc toujours les bons que frappe la destinée Mais au moins est-il mort chargé d’ans et de bonheur?… dit Saïzuma d’une voix étranglée.

– Il est mort misérable, au fond d’une prison…

Saïzuma baissa la tête en pleurant.

– Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom, puisque je ne pourrai jamais le voir…

– Il s’appelait Fourcaud… c’était un procureur… Retiendrez-vous ce nom?…

– Fourcaud!… Ce nom est maintenant gravé dans mon cœur pour toujours… Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir misérable? Qu’avait-il fait pour aller en prison?… Qui fut cause de son malheur?…

– Votre fille!…

– Impossible!… Ceci est impossible!… Quoi! j’apprends que j’ai une fille!… et j’apprendrais en même temps que ma fille est un monstre!… Ne parlez pas ainsi, madame, ou je croirai que vous mentez affreusement.

– Vous ne me comprenez pas. Votre fille fut la cause du malheur et de la mort de Fourcaud, mais la cause bien innocente, hélas! Car elle adorait celui qu’elle croyait son père… Me suivez-vous bien? me comprenez-vous?

– Oui, oui! fit Saïzuma haletante. Mais expliquez-moi, alors…

– Voici. Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut élever votre fille dans une religion qui était la vôtre…

– Une religion? balbutia la bohémienne en passant ses mains sur son front. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu parler de cela…

– Souvenez-vous. Votre père n’était pas catholique…

– Non… non… nous n’allions jamais à l’église des catholiques…

– Vous étiez ce qu’on appelle des huguenots… Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne…

– Jeanne? interrompit la bohémienne.

– Votre fille. C’est le procureur Fourcaud qui lui donna ce nom.

– Jeanne! répéta Saïzuma dont le visage s’illumina d’un sourire.

– Fourcaud voulut donc que votre fille, Jeanne, fût élevée dans la religion des huguenots, qui était celle de votre père et la vôtre… religion proscrite…

– Oui, oui, hélas!… Combien des nôtres sont morts!… Combien d’autres ont subi d’effrayants supplices!…

– Eh bien!, imaginez maintenant la haine qui devait entourer le procureur Fourcaud et votre fille Jeanne!…

– La même haine qui nous entourait!…

– C’est vrai. Fourcaud a donc été dénoncé comme hérétique, et jeté dans une prison où il est mort…

– Dénoncé!… Oh! si je connaissais le dénonciateur!… J’irais lui arracher le cœur.

– Je sais par qui cet homme de bien a été dénoncé, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme… une jeune fille…

– C’est atroce! Comment une jeune fille a-t-elle pu avoir le courage de livrer ce malheureux à la mort, et peut-être à quelque horrible supplice…

– Oui… vous avez raison… c’est atroce… car le pauvre Fourcaud fut réellement supplicié… on l’attacha sur une croix… et on l’y laissa mourir…

– Affreux! Affreux! murmura Saïzuma frémissante. Cette jeune fille si méchante mériterait le même supplice!…

– N’est-ce pas? dit Fausta en tressaillant.

– Et vous dites que vous la connaissez? haleta la bohémienne.

– Certes!… C’est elle-même une hérétique, une de ces filles sans feu ni lieu… une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohèmes… son nom est Violetta…

– Violetta!…

– Oui! Pourquoi ce nom vous surprend-il?…

– Vous dites que c’est cette Violetta qui a dénoncé le malheureux Fourcaud?…

– J’en suis sûre!…

– Et c’est elle qui l’a fait mourir sur une croix?…

– C’est elle!… Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu?…

– Je la connais en effet, dit Saïzuma d’une voix sombre. J’ai vécu avec elle. Car moi-même je suivais cette troupe de bohèmes. Elle chantait. J’aimais à l’entendre chanter, pendant que je disais la bonne aventure. Sa voix m’allait au cœur. Quelquefois, quand je la regardais, j’avais envie de la serrer dans mes bras… mais elle semblait avoir peur de moi…

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