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Farnèse rayonnait. Comme l’avait dit Claude, il semblait rajeuni. Un rayon d’amour et d’espoir faisait fondre la vieillesse prématurée, et n’eût été la blancheur de ses cheveux, il eût été en ce moment tel qu’il était à l’époque où, cavalier élégant, alerte, audacieux, il escaladait la nuit le balcon de Léonore.

– Maître, dit-il, j’ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N’est-il pas juste que je connaisse une heure de joie après tant d’années de désespoir?

– Oui, dit lentement Claude sans quitter Farnèse du regard, Dieu vous pardonne, à vous qui avez fait le mal. Mais il ne me pardonne pas, à moi qui n’ai pas fait le mal. Ceci est juste…

– L’amertume déborde de votre âme, dit Farnèse, et c’est pourquoi vous blasphémez… mais achevez ce que vous vouliez dire.

– Simplement ceci: vous partez… et moi, je reste…

Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus humble encore. D’une voix plus basse où tremblait un sanglot, il reprit:

– Je reste, monseigneur… Ne me direz-vous rien?… Cette enfant que j’adore… qui est ma fille… car enfin, elle est ma fille!… vous partez avec elle… vous me l’enlevez… Monseigneur, n’avez-vous rien à me dire?…

– Que puis-je donc vous dire, fit sourdement le cardinal, sinon que je compatis à votre douleur…

– Eh quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d’humilité encore, est-ce vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation?… Cette enfant, dès que je l’eus prise dans mes bras, dès que son premier sourire informe et si doux m’eut remercié de l’arracher à la mort, eh bien, je me mis à l’aimer! J’étais seul au monde; elle fut le monde pour moi… Pendant des années, je vécus de ses sourires et de ses caresses. Je ne l’aimais plus, je l’adorais!… Comprenez-vous ce que cela veut dire?… Oui, sans doute!… Or, imaginez maintenant que cette adoration même n’est plus en moi… que ce qui est en moi, c’est le sentiment que ma vie existe seulement dans la vie de l’enfant, que les battements de mon cœur sont les battements du cœur de Violetta! Monseigneur… de grâce… ayez pitié de ma détresse!… Pourquoi voulez-vous m’arracher le cœur en m’arrachant ma fille?…

De nouveau, il se courbait. Et maintenant, il pleurait à chaudes larmes.

– Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je?… Qu’avez-vous espéré?… Qu’avez-vous entrevu?…

Un lointain espoir fit tressaillir maître Claude qui, d’une voix rapide répondit:

– Pendant que cette femme parlait, j’ai entrevu… j’ai espéré que le bonheur vous rendrait généreux, monseigneur! Que vous auriez une minute assez de courage pour me dire: «Tu es le bourreau, c’est vrai! Mais tu es le père, le vrai père de Violetta!… Viens donc avec nous et prends ta part de bonheur!»…

– Jamais! gronda violemment le prince Farnèse… Maître, perds-tu la tête? Oublies-tu ce que tu as été? Comment pourrais-je te laisser vivre dans l’ombre de ma fille, sachant ce que tu fus!…

– Monseigneur, murmura Claude dans un soupir qui était un râle de douleur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais sachez qu’elle sait, vous dis-je, ce que je fus! Et cet ange ne m’a pas repoussé…

– Mais moi, moi!… je mourrais de honte et d’horreur à voir ma fille te donner la main…

– Monseigneur… vous ne me comprenez pas… Qu’est-ce que je demande?… De vivre près de Violetta? D’être toujours à ses côtés? Oh! non, ne croyez pas cela!… Je serais simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais même pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m’employer à cultiver vos jardins… je suis un excellent jardinier, je vous le jure… Et alors, il me suffirait que de temps en temps j’aperçoive l’enfant… de loin… sans me montrer…

– Jamais! gronda le cardinal.

– Je vous jure que je ne lui parlerai pas… qu’elle ne me verrait jamais… il me suffirait, vous dis-je, de voir qu’elle est heureuse…

– Maître Claude, dit froidement Farnèse, renoncez à ces idées. Vous-même vous sentez et comprenez que l’ancien bourreau juré de Paris ne peut vivre auprès d’une princesse Farnèse, même parmi ses serviteurs. Seulement, je m’engage sur le salut de mon âme à vous faire tenir tous les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d’elle… qui vous dira sa vie…

Claude, encore une fois, se redressa et se croisa les bras.

– Vraiment? Vous me jurez cela?… dit-il.

– Sur le salut de mon âme!

– Et c’est tout?… C’est bien toute la part que vous me faites!…

– Sur mon âme aussi, c’est tout!…

– Vous dites que jamais vous ne consentirez à me laisser vivre près de mon enfant?

– Jamais!…

Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu’il avait dompté le bourreau. Mais maître Claude, les sourcils contractés, semblait faire un effort de mémoire… Enfin, lentement, il alla à la porte et poussa les verrous.

Farnèse eut un livide sourire et s’apprêta à combattre par le poignard comme il venait de combattre par la parole. Mais au lieu de marcher sur lui, Claude s’adossa à la porte, les bras croisés. Un instant encore, la tête baissée, il sembla chercher dans sa mémoire. Puis relevant tout à coup son vaste front ridé par la douleur, d’une voix changée, très calme, mais rude, où il y avait une menace contenue, il prononça:

– Monseigneur, écoutez. Voici la teneur exacte du papier que je vous ai signé:

«Ce quatorze de mai de l’an 1588, moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie: «Pour atteindre la femme nommée Fausta, je m’engage Pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à monseigneur et cardinal-évêque Farnèse, ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an, je lui refuse obéissance. Et je signe…!»… Et j’ai signé, monseigneur… j’ai signé de mon sang!…

Le cardinal, pendant cette sorte de récitation, était demeuré immobile, fixant sur Claude des yeux exorbités, cherchant surtout à dominer le tremblement convulsif qui l’agitait.

Claude, d’un geste lent, se toucha la poitrine et continua:

– Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m’avez signé, vous!… Celui-là, je n’ai pas besoin de le chercher dans ma mémoire. Celui-là, je le sais bien, allez, car je l’ai relu mille fois… Il est là… Il ne me quitte pas!… Et voici ce qu’il dit: «Ce quatorze de mai de l’an 1588, moi, prince Farnèse, cardinal-évêque de Modène, déclare et certifie: dans un an jour pour jour ou avant ladite époque, si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira, à telle heure qui lui conviendra, m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande, et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité, si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe: Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»

Un silence terrible suivit cette deuxième récitation. Puis une sorte de gémissement gonfla la poitrine du cardinal. Et il baissa la tête, comme s’il eût attendu le coup fatal.

– Monseigneur, reprit alors Claude, vous ai-je fidèlement obéi?… Ai-je été l’esclave que je devais être?… Me suis-je bien conformé à ce que j’avais signé de mon sang?…

– Oui! répondit Farnèse sourdement.

– Puisque notre pacte prend fin aujourd’hui par votre réconciliation avec la femme nommée Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous rappelant que vous m’appartenez, quels que soient le jour et l’heure?…

– Oui! répondit Farnèse d’une voix d’épouvante.

Claude s’avança de quelques pas, s’arrêta devant Farnèse, sans le toucher, et prononça:

– Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m’appartenez, et je vais user de mon droit!…

– Soit! râla le cardinal avec un accent de farouche désespoir… puisque vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi… tuez-moi!… Bourreau, exerce une fois encore ton métier!…

Simplement Claude répondit:

– Monseigneur, ce n’est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur…

– Et qui donc? balbutia le cardinal en tressaillant.

– Fausta! dit Claude.

– Fausta!… Pourquoi elle, bourreau? pourquoi elle et non moi?…

– Parce que je veux que vous viviez, monseigneur! Tandis qu’en tuant Fausta, je ne fais qu’exécuter le pacte qui nous lie!… Ne suis-je pas… je ne dirai plus dans mon droit, mais dans mon devoir?… Ensemble nous avons convenu que cette femme doit mourir. Écoutez, monseigneur, je tuerai Fausta… je la tuerai devant vous… mais vous, je vous laisserai vivre!

– Démon! gronda le cardinal. Oh! je te comprends!…

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