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– C’est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse. Ma vie n’a tenu qu’à un fil aujourd’hui, et peut-être demain serai-je mort. Mais ici, à cette heure, je suis en sûreté, madame. Car d’un mot vous allez comprendre pourquoi la petite bohémienne est encore à l’abbaye, pourquoi le cheval et la voiture ont été inutiles, et inutile la mission de Blois, et pourquoi je suis ici au lieu de courir sur la route d’Orléans: madame, sur les pentes de Montmartre au moment où je me dirigeais vers l’abbaye, je me suis heurté à un obstacle.

– Il n’y a pas d’obstacle, dit sourdement Fausta, quand j’ai donné un ordre.

– C’est encore vrai, madame. Mais cette fois, l’obstacle était de ceux qui peuvent arrêter non seulement la marche du pauvre gentilhomme qui vous est dévoué corps et âme, mais de grands desseins d’État comme celui qui devait s’accomplir à Chartres… l’obstacle, madame, s’appelle Pardaillan.

Fausta rougit légèrement, ce qui chez elle indiquait une violente émotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que sa voix ne trahit pas son trouble, et son sein se gonfla sous l’effort d’une palpitation qu’elle parvint bientôt à dominer.

– Vous avez rencontré Pardaillan? demanda-t-elle froidement.

– Oui, madame.

– Il vous a vu?

– Il m’a parlé! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos yeux l’étonnement de me voir vivant, ici, le soir du jour où j’ai rencontré Pardaillan, où je l’ai vu de près, où il m’a parlé!… Je vais vous étonner davantage: Pardaillan est à nous!

Cette fois, en effet, la stupéfaction fut si réelle et si profonde chez Fausta qu’elle ne songea pas à la déguiser. Joie intense et furieuse de tenir encore l’ennemi… douleur peut-être… mais surtout stupéfaction…

Qu’un homme comme Maurevert eût pu s’emparer d’un homme comme Pardaillan, cela lui semblait contraire au sens naturel des choses. Elle jeta sur Maurevert un sombre regard de doute où, s’il y avait un espoir, il y avait aussi la colère qu’on peut éprouver contre un malfaisant pygmée qui détruirait une œuvre d’art.

Fausta, avec sa passion violente, avec son âme haussée à des conceptions surhumaines, conservait un sens d’artiste raffinée. Pardaillan pris par Maurevert!… C’est une autre fin qu’elle eût souhaitée à une telle carrière! Il lui semblait hideux que le dernier chant de ce poème vivant qu’était le chevalier fût de si piètre envergure… Et pourtant!… Pardaillan pris… repris plutôt – par Maurevert ou un autre – c’était vraiment l’obstacle enfin écarté de sa route!

– Vous l’avez blessé? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que Maurevert prit pour de la joie, et où il y avait en effet de la joie.

Maurevert secoua la tête.

– Vous l’avez pris?… pris vivant?… Non?… Mais vous avez dit: Pardaillan est à nous!…

– Nous le tenons, madame, dit Maurevert chez qui éclata alors la haine enfin assouvie, nous le tenons! Demain à dix heures, nous n’avons qu’à le prendre! Il ne s’agit que de combiner une bonne embuscade, et il y viendra tête baissée…

Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta le vit livide, une mousse au coin des lèvres, avec des yeux de folie, avec une voix rauque, semblable au grondement d’impatience des chiens à la minute de la curée. Et elle comprit Maurevert comme elle ne l’avait pas encore compris…

– Pardonnez-moi, haleta l’homme, je ne puis m’empêcher de rire!… Je ris depuis cet après-midi… je ris comme jamais je n’ai pu rire depuis seize ans!… il me serait impossible de ne pas rire… Ah! par l’enfer! par la damnation de mon âme!… comme c’est bon de rire enfin de bon cœur! Je dois vous paraître insensé!… Écoutez-moi, madame, nous n’avons qu’à préparer l’embuscade: une centaine d’hommes solides et bien armés suffiront. Car le duc ne se doute de rien. Sa confiance, voyez vous, est prodigieuse; au fond, c’est un imbécile… Il viendra, vous dis-je! Il sera seul, avec son niais d’Angoulême dont je ne ferai qu’une bouchée… Madame, je viens de tuer un homme pour être libre demain, un de mes amis, quelqu’un que j’aimais bien! Je tuerais dix, vingt de mes amis pour être libre demain!… C’est bien simple: il m’a donné rendez-vous, demain, à dix heures, à la Ville-l ’Évêque; le reste nous regarde!…

Fausta, appuyée sur le bras de son fauteuil, passive, considérait cette manifestation de haine avec une curiosité effrayante. Maurevert souffla fortement et continua un peu plus calme:

– Ils étaient tous deux sur les pentes de Montmartre… car ils n’osent rentrer dans Paris. Ils sont à la recherche de la petite bohémienne. Je marchais, je montais, j’allais à l’abbaye… et tout à coup, j’ai vu Pardaillan… Et j’ai vu que j’allais mourir, madame! j’ai vu cela dans ses yeux… Alors, la peur, la hideuse peur qui me tient depuis tant d’années, m’a mordu au cœur, et je suis tombé à genoux… et j’ai demandé grâce!… Ah! il ne manquait que cela à ma haine!… Cette chose plus affreuse que tout ce que j’avais pu supposer: il m’a fait grâce…

Fausta eut un bref tressaillement.

– Il m’a fait grâce de la vie! continua Maurevert. Et je vous le dis, madame, cela manquait à ma haine!… Voici: il m’a fait grâce pour que je puisse lui dire demain où se trouve la petite bohémienne!… À dix heures, demain, je dois me trouver au rendez-vous, à la Ville-l ’Évêque… J’y serai, madame!… Nous y serons!…

Maurevert fut secoué de nouveau par son effroyable rire.

– Demain! murmura Fausta. Demain… à dix heures… à la Ville-l ’Évêque…

– Oui, dit Maurevert frémissant, demain… demain nous le tenons!… Nous n’avons donc qu’à prendre les dispositions nécessaires. Je connais parfaitement les plaines de la Ville-l ’Évêque et je me charge de disposer l’embuscade…

Un geste de Fausta lui imposa silence. Elle songeait… elle cherchait une solution… Comme pour indiquer à Maurevert qu’il eût à ne pas la déranger, elle lui fit signe de s’asseoir, car il était encore debout depuis l’entrée de Fausta… Maurevert obéit.

«Il faudrait pourtant se hâter! gronda-t-il en lui-même. Il faut qu’à l’aube tout soit prêt… le filet tendu…»

Une solution!… Quelle solution cherchait Fausta?… Ah! certes, ce n’était pas la solution extérieure qui l’occupait!… Prendre Pardaillan?… S’emparer de lui? C’était facile en l’occurrence!… Comme l’avait indiqué Maurevert, il n’y avait qu’à préparer une embuscade avec une centaine d’hommes bien armés… Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il succomberait infailliblement…

Non! ce n’était pas là ce qui l’inquiétait! La solution qu’elle cherchait était intérieure.

Depuis la scène de la cathédrale de Chartres, un travail étrange se faisait dans le cœur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et de l’amour à poids égaux… Qu’on excuse cette comparaison: l’âme de Fausta était une balance. Dans un des plateaux, il y avait de l’amour; dans l’autre, de la haine…

La haine, c’était l’orgueil.

L’amour, c’était la vérité.

Avant la scène de la cathédrale, ces plateaux étaient immobiles. L’amour et la haine étaient dans un état stagnant. Cette scène avait imprimé aux plateaux un violent mouvement de bascule: tantôt l’amour était en haut… Ainsi, dans la cathédrale même, cet amour avait triomphé jusqu’à arracher Fausta à son rêve d’orgueil: elle avait consenti à redevenir femme. Un mot de Pardaillan, et Fausta quittait la France avec lui. Tantôt c’était la haine qui remontait. Et dans ces moments, Fausta eût avec ivresse tué Pardaillan de ses propres mains.

Une seconde avant que Maurevert n’eût indiqué le moyen de s’emparer de Pardaillan, Fausta songeait à le tuer. Une seconde après que Maurevert eut parlé, cette décision n’existait plus.

Placée devant la certitude exposée par Maurevert, la question se posait dans l’âme de Fausta avec une violence et une urgence qui affolaient les deux plateaux… Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu’elle n’était plus maîtresse d’elle-même, qu’elle ne se dirigeait plus.

Voilà la solution que cherchait Fausta… Haïr?… Aimer?… Tuer, et reprendre son rôle d’ange, de vierge, de statue?… Sauver Pardaillan… et vivre dans la honte de cette défaite?…

Maurevert tâchait de suivre sur son visage le reflet de ses pensées, mais il la voyait si calme, qu’il lui eût été impossible de deviner quel orage se déchaînait en elle.

«Elle combine l’embuscade, songeait-il.»

Tout à coup, Fausta releva la tête… Et alors, Maurevert frémit. L’éclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l’impression qu’elle venait de prendre une résolution terrible… Et c’était vrai!… La haine l’emportait!… Fausta venait de condamner Pardaillan!…

Elle eut un long soupir, comme un être qu’on délivre enfin d’un mal lancinant. Et Maurevert qui venait de la voir si calme, la vit un instant pâle comme une morte…

La solution était trouvée… la solution intérieure. Quant à la solution extérieure, ce n’était qu’un jeu pour Fausta.

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