– Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tête. Je puis faire grâce, mais non pardonner. C’est à vous-même qu’il faut demander pardon… Quant à moi, voici ce que je puis faire…
Ici, un soupir s’étrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais reprenant aussitôt toute sa volonté, il continua:
– Vous avez assassiné une jeune fille… Il en est une autre à laquelle vous pouvez rendre la vie et le bonheur: contre la vie de Violetta, je vous fais grâce pour la mort de Loïse.
Charles se rapprocha d’un bond, saisit la main du chevalier, et le cœur débordant, murmura:
– Pardaillan!… mon frère!…
– Violetta? fit Maurevert. Vous dites que si je vous rends Violetta, vous me faites grâce de la vie?…
– Je le dis, répondit simplement Pardaillan. Vous avez tué un amour, rendez la vie à un autre amour. Vous avez brisé une existence: la mienne. Assurez-en une autre, celle de M. le duc d’Angoulême ici présent. Et je vous oublierai. J’oublierai jusqu’à votre nom… comme si vous étiez mort de ma main… ainsi que je l’avais convenu avec moi-même depuis seize ans!… Parlez donc: où est cette jeune fille?
Maurevert répondit:
– Je l’ignore!… Sur Dieu qui m’entend, par ce soleil qui nous éclaire, je l’ignore!… Tout ce que je vous ai dit à la Bastille? Mensonge! Toutes mes menaces? Mensonge! Simple espoir de vous faire souffrir! J’ignore. Oui, sur le salut de mon âme, j’ignore où est cette jeune fille… mais…
À ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le désespoir l’envahir, se reprit à espérer. Et tous deux s’écrièrent:
– Mais?… Vous dites: mais… vous savez donc quelque chose?…
– Il ne sait rien! C’est un imposteur! Qui peut savoir où est la bohémienne?…
C’était la femme aux cheveux d’or qui parlait ainsi. Et elle se mit à rire. Mais ni Pardaillan, ni le duc d’Angoulême, ni Maurevert ne firent attention à elle…
Maurevert, pantelant, avait fermé les yeux pour ne pas laisser éclater la joie frénétique et la pensée infernale qui était la source de cette joie. Au fond de lui-même grondait un rugissement de haine sauvage, de haine plus forte que l’épouvante…
– Oui! fit-il d’une voix haletante. Oui, messieurs, je sais quelque chose… Je puis… par une trahison, il est vrai… mais qu’importe une trahison, puisque vous me faites grâce!… Je puis dès ce soir… en trahissant les intérêts de mon maître le duc de Guise… je puis savoir où se trouve celle que vous cherchez… je puis le savoir facilement… je n’ai qu’à vouloir… et je voudrai!…
Maurevert baissa la tête… Il n’avait qu’une peur à ce moment: c’est que l’accent de sa voix ne parût pas assez émouvant, c’est que son geste ne révélât la joie hideuse qui l’inondait…
Mais ce qu’il disait, les paroles qu’il venait de prononcer et dont chacune apportait un élément de probabilité et de conviction dans l’esprit de Pardaillan, cela était si plausible, cela paraissait si vrai – jusqu’à cette précaution qu’il avait d’étaler ingénument sa trahison envers Guise – que Charles d’Angoulême, la gorge serrée d’angoisse, implora Pardaillan du regard.
– Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez où se trouve cette jeune fille?
– Maintenant, oui! haleta Maurevert. Je le jure par les saints et la Vierge!
– Mais vous dites que vous pouvez le savoir?
– Dès ce soir, monsieur!… Que dis-je?… Dans une heure, si je veux!… Cela ne tient qu’à moi!… Oh! que n’ai-je eu la précaution de m’en enquérir avant de sortir de Paris!… C’était si simple!… Mais pouvais-je savoir?… Pouvais-je deviner, malheureux, que ma vie tenait à si peu?…
– Pardaillan! supplia ardemment le jeune duc.
– Messieurs, messieurs! continua Maurevert en se tordant les mains, je vous jure sur mon âme que je puis vous donner cette satisfaction… Tenez!… que l’un de vous m’accompagne!… Ou plutôt non!… Vous pourriez vous défier… Je sens que vous n’avez que trop de raisons de me tenir en suspicion!… Comment faire?… Seigneur, une inspiration, seigneur, mon Dieu!…
Pardaillan jeta un nouveau coup d’œil sur Charles, qu’il vit bouleversé d’espoir et de désespoir…
– Calmez-vous, monsieur, dit-il.
– Oh!… il y aurait donc un moyen?… Parlez!… Dites!… je suis prêt à tout!…
– Si ce que vous dites est vrai…
– Je le jure sur le paradis!…
– Je vous crois. Eh bien, nous ne pouvons en effet vous accompagner. M. le duc d’Angoulême et moi, nous sommes résolus à ne plus mettre les pieds dans Paris où il y a trop de dangers pour nous…
Maurevert écoutait avec une profonde attention.
– Nous nous sommes installés à la Ville-l ’Évêque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traîtresse, mais demain, en plein jour, à dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l’indication moyennant laquelle vous avez vie sauve… Viendrez-vous, monsieur?
– Je viendrai! fit résolument Maurevert, blême de joie, comme tout à l’heure il avait été blême de terreur. Je viendrai… et vous saurez ce que vous désirez savoir… Je le jure!…
Maurevert regarda autour de lui, bondit jusqu’à la croix, étendit la main, et dit:
– Je le jure sur celui qui dort ici… Je le jure sur la tombe de votre père!…
– C’est bien, dit Pardaillan. Allez: vous êtes libre…
Pour la troisième fois s’éleva le rire funèbre de la femme aux cheveux d’or… Maurevert souleva son chapeau, salua du même geste Pardaillan et Charles immobiles.
– À demain, messieurs! dit-il.
Et il s’éloigna… Tant qu’il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonté, marcher d’un pas calme et mesuré. Mais dès qu’il fut sous les châtaigniers, dès qu’il pensa qu’on ne pouvait plus le voir, il se mit à bondir d’une course insensée, et enfin, hors d’haleine, il arriva près de la porte Montmartre.
Alors il se retourna vers la colline… Et il éclata de rire… Un rire terrible, un rire de délire, plus effroyable que la plus effroyable imprécation…
– Il viendra! disait pendant ce temps le duc d’Angoulême.
– Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir.
Et Charles était si heureux qu’il lui eût été impossible de comprendre tout ce qu’il y avait d’amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer à une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami…
– Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous étions installés à la Ville-l ’Évêque, et que nous n’entrerions plus dans Paris?…
– Précaution suprême… Maurevert viendra… je le crois… Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve… je le crois!… Mais enfin, est-ce qu’on sait?…
Ils demeurèrent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n’avait aucun doute à cet égard. La sincérité de Maurevert lui semblait évidente. Il lui paraissait impossible que cet homme, au prix d’un si faible service, ne consentît pas à retrouver la paix de la vie. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver…
Mais non… Maurevert ne trahirait pas cette fois!… Il viendrait le lendemain, à dix heures, à la Ville-l ’Évêque et apporterait le renseignement demandé… puisque, pour si peu, il avait vie sauve et s’affranchissait du cauchemar de terreur où il se débattait depuis seize ans. Et Pardaillan soupira. C’était bien le moins qu’il donnât un soupir à cet abandon qu’il faisait de sa haine et de sa vengeance.
«Maurevert tiendra parole, songeait-il, ce n’est que trop certain. Et alors, ce sera à moi de tenir la mienne!… J’ai juré de l’oublier!… Et ainsi ferai-je, par la mordieu!… Quoi! pour racheter la vie de cette petite bohémienne, je renonce donc à tout ce que je portais dans le cœur?… Pour assurer le bonheur de ces deux enfants, je me condamne donc moi-même à ce supplice: pardonner à Maurevert? Que maudit soit le jour où la mère de Charles sauva mon père et moi-même!»
Il frémissait. Et maintenant que Maurevert n’était plus devant lui, il se demandait comment il avait pu l’épargner.
«Allons, allons, reprit-il en secouant la tête, le sacrifice est dur; je vois que j’aurai quelque mal à oublier… Pourquoi diable faut-il que le fils de Marie Touchet ait justement placé son bonheur dans cet amour?… Pourquoi a-t-il fallu que sa mère me confie ce jeune homme? Et pourquoi me suis-je attaché à lui?… Ah! mon père, mon digne père, comme vous aviez raison!…»
Il jeta un coup d’œil chagrin vers la tombe.
«Vous que j’ai enseveli de mes mains et couché sous cette terre, que me diriez-vous, si vous étiez là? Que la vie ou la mort d’un Maurevert importe bien peu sans doute! Et qu’en tuant ce misérable, je ne vous aurais pas ressuscité… ni vous… ni Loïse!…»