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– Un trésor! fit Mariange dont les petits yeux pétillèrent.

Croasse ouvrait des yeux énormes.

– Oui, un trésor, le plus précieux, le plus impayable, demoiselles, bourgeois et seigneurs… je veux dire: ma sœur… ma digne sœur Mariange.

– Et quel est ce trésor, mon cher monsieur? demanda Mariange tout à fait radoucie.

– Son cœur! Oui, son cœur qu’il a laissé entre les mains de la belle Philomène ici présente!…

– Quelle infamie! cria sœur Mariange.

– Ma sœur… ma sœur… supplia Philomène palpitante.

Sœur Mariange allait répliquer vertement, lorsque tout à coup elle s’élança vers la porte de l’enclos qui venait de s’ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles.

– Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux païennes vont fuir!

Et elle se mit à courir de toute la force de ses jambes courtes… Violetta et sa compagne, légères comme des biches, bondissaient déjà vers la brèche… Sœur Philomène était demeurée sur place, pétrifiée. Quant à Croasse, il ne comprenait rien à ce qui se passait en ce moment.

Picouic, avec le coup d’œil sûr et prompt de l’homme affamé qui entrevoit un moyen de s’assurer le gîte et la pitance, étudia la situation.

– C’est ici le moment de faire coup double! songea-t-il.

En un instant, sa décision fut prise: il ouvrit l’immense compas de ses jambes, et se mit à arpenter le terrain, gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambées, il eut atteint la brèche avant qu’elles n’y fussent arrivées elles-mêmes.

Violetta et sa compagne s’arrêtèrent. Une expression de désespoir envahit leurs visages; Violetta baissa la tête avec un soupir de détresse, et celle qui l’accompagnait se mit à pleurer.

– Chère Jeanne, dit la pauvre petite bohémienne, vous le voyez, toute tentative est inutile…

– Hélas! fit celle qui s’appelait Jeanne, c’est moi qui vous ai entraînée… Je crains qu’il n’en résulte quelque malheur… pour vous, chère et douce amie, car pour moi, j’ai subi déjà tant de douleurs que j’en suis arrivée à n’en plus redouter aucune…

Les deux pauvres petites se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

– Holà! coquines! faisait à ce moment Picouic, où couriez-vous si vite? On voulait donc fausser compagnie à ces bonnes et saintes religieuses pour courir la prétantaine?… Çà! réintégrez à l’instant votre logis!…

– Monsieur… balbutia Violetta…

Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eussent jamais fait de mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde… les deux hères n’étaient eux-mêmes que des victimes du terrible bohémien… Mais du moment qu’elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodère n’était pas loin…

– Ah! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue… Belgodère rôde par ici…

À ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un bras. À voix basse, rapidement, il murmura:

– Ne craignez rien, n’ayez pas peur, mais surtout feignez de me considérer comme un ennemi… et pourtant, par le ciel qui nous éclaire, je suis votre ami et je vous sauverai… car je suis un serviteur fidèle de M. de Pardaillan et de monseigneur le duc d’Angoulême…

Violetta demeura saisie, extasiée… À ce nom que venait de prononcer l’hercule, elle poussa un cri de joie et ses beaux yeux étincelèrent.

– Silence! fit Picouic. Ça! reprit-il à haute voix, suivez-moi, que je vous remette ès mains de cette digne, de cette sainte, de cette excellente religieuse!…

Mariange arrivait à ce moment toute essoufflée.

– Ouais! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux païennes se sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi…

Le digne cavalier c’était Picouic. Continuant à tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, il les conduisit jusqu’à la porte de l’enclos, les fit entrer, et referma la porte. Les deux jeunes filles rentrèrent aussitôt dans le bâtiment qui leur servait de prison.

Mariange, alors, leva la tête pour apercevoir le visage de Picouic, et ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille, cette expression de ruse qui dominait sur ce visage lui plurent sans doute, car étant elle-même une paysanne madrée, matoise et astucieuse, elle tenait la ruse pour une qualité de premier ordre.

– Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle.

– Picouic, pour vous servir, ma sœur, ma chère sœur, Picouic, nom harmonieux de l’homme le plus catholique de tout Paris, à telle enseigne qu’il sait chanter au lutrin, connaît la musique sacrée, et en voici la preuve!

Sur ce mot, Picouic, d’une voix de fausset qui n’avait rien de désagréable aux oreilles de Mariange, entonna:

– Tantum ergo sacramentum…

Sœur Mariange joignit les mains avec une béate admiration, et finit par se mettre à genoux, se croyant au salut. À ce moment, la voix de basse-taille profonde de Croasse se joignit à celle de Picouic. Ce fut un tonnerre, cela faisait un ensemble comme jamais les voûtes de Saint-Magloire n’en avaient entendu.

– Quelle voix! Quelle voix! répétait sœur Philomène également agenouillée.

– Genitori genitoque… reprenaient les deux anciens chantres.

Il y avait bien longtemps que sœur Mariange, religieuse revêche, acariâtre et pointue, mais religieuse dans l’âme, n’avait eu un tel régal. Quand les deux versets liturgiques furent achevés, les deux nonnes se relevèrent. Sœur Mariange considérait du coin de l’œil sœur Philomène qui, palpitante, ne pouvait détacher son regard de Croasse, lequel relevait en crocs ses moustaches et se dandinait sur ses maigres jambes.

– À coup sûr, songeait sœur Mariange, si je fais accueil à ces deux hommes, la pauvre sœur Philomène va être induite en tentation de péché mortel… Mais grâce à ce grand bel homme, les deux païennes n’ont pu se sauver… Écoutez, maître Picouic, puisque tel est votre nom, bien que je ne le trouve pas aussi harmonieux que vous le dites…

Picouic prit un air excessivement humilié et murmura:

– J’en changerai, si cela peut vous plaire, ma digne sœur.

– Non, non, c’est inutile. Mais écoutez. Je vois que je m’étais trompée sur votre compte. Vous êtes un homme de cœur, un homme considérable… un brave homme! d’autant que vous avez de la religion et que vous chantez à ravir…

– Ma sœur… vous me rendez confus… vous m’accablez…

– Non, je fais réparation. Enfin, en arrêtant ces deux malheureuses hérétiques au moment où elles s’enfuyaient, vous avez rendu à la Révérende supérieure, Mme de Beauvilliers, un service qu’elle ne saurait oublier… Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez récompensés.

– Et quelle sera notre récompense, ma sœur?… si toutefois cette question ne vous semble pas indiscrète…

– Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle, bien qu’on n’y dise plus guère la messe qu’aux jours de fêtes et dimanches…

– Ma sœur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le payement que vous accordez à vos chantres en ce couvent?

– Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignité; les ressources du couvent sont trop réduites pour le moment; mais le couvent ne saurait manquer de devenir très riche dans un peu de temps… dès qu’un grand événement qui se prépare sera accompli… Alors, vous serez payé double pour le temps où vous aurez chanté au lutrin… et en attendant, vous aurez mérité la faveur du ciel et la mienne.

– Tenez, ma sœur, fit Picouic, j’aime autant vous le dire tout de suite: je suis d’une modestie dont vous n’avez pas idée, je souffre d’avance à l’idée de recevoir les éloges de la sainte et révérende mère abbesse… je vous en prie, ne lui parlez pas de nous.

– Vraiment? fit Mariange qui, d’ailleurs, chargée de veiller sur Violetta, ne tenait nullement à raconter à l’abbesse la tentative de fuite due à sa négligence.

– C’est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse, ni moi-même, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c’est-à-dire la faveur du ciel, et la vôtre…

– Ah! s’écria Croasse, nous ne vous quittons plus! Je me suis toujours senti un faible pour la vie de couvent.

– Comment, vous ne nous quittez plus! s’écria sœur Mariange interloquée.

– Mon Dieu oui, nous nous installons ici… Ne craignez rien, ma sœur! vous serez amplement dédommagée de l’hospitalité que vous allez nous donner. D’abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons étroitement les deux païennes, et enfin, nous aurons pour vous les bonnes manières auxquelles vous avez droit…

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