– Messieurs, dit le chevalier en mettant sa monture à hauteur des deux hommes et en soulevant son chapeau, je désirerais pénétrer dans le camp.
Le cavalier au panache se retourna vers Pardaillan, qui le reconnut alors…
«Le roi de Béarn!» murmura-t-il en lui-même.
Le futur Henri IV jeta sur Pardaillan un regard plus rusé que profond.
– Pourquoi voulez-vous entrer au camp? fit-il d’un ton bref.
– Pour voir Sa Majesté le roi de Navarre.
– Et que lui voulez-vous, à Sa Majesté? fit le Béarnais d’un ton narquois.
– Lui faire une proposition qui l’intéresse seul.
– De quelle part?
– De ma part, monsieur, dit Pardaillan.
Le roi de Navarre tressaillit et considéra le chevalier avec plus d’attention. Sans doute cette physionomie à la fois étincelante et calme lui produisit une heureuse impression, car il reprit:
– Venez donc. Et je vous présenterai au roi, monsieur…?
– Le chevalier de Pardaillan qui vous rend mille grâces…
Le Béarnais fit un signe de tête et se mit à marcher. Pardaillan suivit. Au bout de dix minutes, le roi s’arrêta devant une grande tente, mit pied à terre, et invita le chevalier à entrer avec lui.
– Monsieur, dit le Béarnais lorsqu’ils furent seuls, on ne parle pas ainsi au roi. Mais si vous voulez me dire quelle est la proposition que vous voulez faire à Sa Majesté, je me charge de la lui transmettre.
– Sire, répondit Pardaillan qui s’inclina avec cette sorte de hautaine politesse qui n’était qu’à lui, je vois que nous sommes seuls. Je crois me connaître en courage. Je me permets donc, Sire, de vous faire mon compliment, car enfin je pouvais être animé de mauvaises intentions…
Le roi de Navarre garda une minute de silence; il ne parut aucunement troublé des paroles qu’il venait d’entendre. Après cette minute pendant laquelle il étudia le chevalier:
– Ainsi, dit-il, vous m’avez reconnu?
– À ce panache blanc auquel se rallient les braves dans la bataille, oui, sire.
Le roi eut un sourire, déposa le fameux chapeau de feutre gris sur une mauvaise table, s’assit sur une caisse, et reprit:
– Et maintenant que je n’ai plus le panache, me reconnaissez-vous?
– Oui, sire, à la pauvreté de votre costume, à la richesse des pensées que je lis dans vos yeux.
– Ventre-saint-gris! fit le Béarnais, vous me plaisez fort, monsieur de Pardaillan.
– Sire, en 72, voilà de cela seize ans passés, j’ai entendu votre illustre mère, madame d’Albret, m’honorer d’une bonne parole à peu près semblable à celle que vous venez de prononcer.
Le Béarnais se leva, plus ému qu’on n’eût pu l’attendre de lui.
– Ma mère, fit-il… l’an 1572… Pardaillan… attendez donc… Oh! seriez-vous ce Pardaillan qui, un jour d’émeute, sauva Mme d’Albret et qui…
– Sire, dit Pardaillan en souriant à son tour, je vois que je suis reconnu aussi… et pourtant je n’ai pas de panache blanc à mon chapeau.
– Touchez là, monsieur! dit le roi de Navarre avec cette familiarité qui, plus tard, devait faire le plus clair de sa popularité. Si fait! voici ma main. Je suis roi par la naissance, vous l’êtes par le cœur. Cent fois avant sa mort, la reine me parla de vous… et j’ai de la mémoire, monsieur!
Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de Navarre, qui se mit à crier:
– Agrippa!… Holà!… Aubigné!…
L’officier qui escortait le roi au moment où Pardaillan les avait rencontrés apparut dans la tente.
– Agrippa, dit le Béarnais, fais-moi donc envoyer, s’il m’en reste, une bonne bouteille de saumurois, afin que j’aie le plaisir de choquer mon verre contre celui de monsieur que voici et qui est un ami à moi, un ami de madame ma mère…
L’officier jeta un regard d’étonnement sur Pardaillan et sortit. Bientôt un soldat entra, déposa sur la table une bouteille et deux verres, puis disparut. Le Béarnais saisit lui-même la bouteille et remplit les deux verres. Pardaillan le regardait faire.
– Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi.
– Que si Votre Majesté est coutumière de cette simplicité plus que royale, votre fortune est assurée, sire.
– Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! à votre santé, monsieur!
– À la vôtre, sire! dit Pardaillan.
Et ce fut vraiment un curieux épisode que celui de ce roi poussant sa familiarité rusée jusqu’à proposer la santé d’un pauvre aventurier, et de l’aventurier, le routier sans sou ni maille étonnant le roi qui avait cru l’étonner:
– À la vôtre, sire!…
– Fameux! dit le roi en claquant sa langue, mais nous avons mieux aux environs de Nérac.
– J’en doute, sire, dit Pardaillan avec ce flegme qui eût pu paraître sublime en ce moment; les vins de votre Midi sont âpres, épais, et de lourde fumée au cerveau; ce petit saumur léger, pétillant et mousseux est une merveille… le vrai vin de France, sire!
– Ah! oui… un vin français! fit le Béarnais avec un soupir. Un vin qui ne sera jamais à moi!
– Il ne tient qu’à vous, sire!
– Et comment?… Voyons, vous êtes un hardi compère, à tel point que vous pouvez vous vanter d’avoir étonné le Béarnais. Parlez donc franchement. Si loin qu’aille votre franchise, ajouta-t-il, l’ombre de Jeanne d’Albret vous couvre ici. Ainsi donc, quelle est cette proposition?… Que m’apportez-vous?…
Pardaillan, à ces mots «l’ombre de Jeanne d’Albret vous couvre» avait dressé l’oreille. C’était une leçon qu’on infligeait à sa simplicité robuste et libre. Il lui fallait une forte revanche.
– Voyons, dit le Béarnais avec sa bonhomie aigre-douce, que m’apportez-vous?
– Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le droit d’attacher à vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien supérieurs à ceux de Nérac.
Le Béarnais considéra l’aventurier, puis, d’un accent d’admiration, vaincu peut-être, car il devinait qu’un tel homme ne hasardait pas en vain une aussi formidable promesse, il s’écria:
– Ouf!… ventre-saint-gris, monsieur!…