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Fausta, en parlant ainsi avec une sombre mélancolie, avait pris place dans un fauteuil et, d’un signe, avait invité Pardaillan à s’asseoir également.

– Madame, dit le chevalier, il me semblait que les terribles expériences que vous venez de faire au-delà des Alpes avaient dû pour toujours arracher de votre pensée ce levain d’ambition qui vous ronge et vous tuera. La vie si compliquée, si rude, si hargneuse et méchante aux esprits despotiques est au contraire si facile et si douce à ceux qui ont bien voulu s’apercevoir qu’il n’y a rien de bon et de beau hormis le plaisir de vivre, je veux dire de prendre la vie pour ce qu’elle est: un court passage d’un être parmi d’autres êtres. À quoi bon se tant démener pour dominer, c’est-à-dire pour faire le malheur des autres? Je m’arrête, madame: j’aurais l’air de prêcher. De tout ce que vous venez de dire, je ne veux donc retenir qu’une chose: c’est que vous êtes ici, vous cachant, et proscrite… Je croyais que vous aviez fait votre paix avec Sixte?

Fausta secoua la tête avec une amertume désespérée.

– Entre Sixte et moi, dit-elle, c’est un duel à mort. J’ai cru un moment que tout était fini. Chevalier, écoutez-moi bien, car ce sont des paroles définitives que nous allons échanger. Tant que j’ai été en France, donc, depuis Blois, j’ai cru que je marchais à une vie nouvelle. Je me suis dit qu’un abîme s’était creusé entre mon passé et mon avenir. Mais, en mettant le pied sur la terre d’Italie, j’ai compris que j’étais toujours la petite-fille de Lucrèce et que je ne pouvais rien oublier. Vaincue, soit, je l’ai été! Vaincue surtout parce que vous vous êtes trouvé sur mon chemin… Mais si vous n’étiez plus contre moi! Si vous étiez avec moi! Si je pouvais faire passer en vous le feu qui me dévore!… Oh! je recommencerais la lutte… je la voudrais acharnée, impitoyable, et cette fois je serais victorieuse…

Fausta s’arrêta un instant comme pour attendre un mot, un signe d’approbation. Mais Pardaillan demeura glacial. En lui aussi, l’illusion était détruite. Sur le pont de Blois, il avait eu l’impression que Fausta redevenait une femme… et il se heurtait à la statue qui, en s’appuyant sur lui, pouvait l’écraser.

– Quant à Sixte, reprit Fausta, même si j’avais pour toujours renoncé à la lutte, il n’aurait pas, lui, renoncé à sa vengeance. Vous êtes-vous demandé pourquoi je ne vous ai pas attendu à Florence?

– Je ne me suis rien demandé, madame, vous m’attendiez à Rome je suis venu à Rome… j’eusse été au bout du monde.

Si Fausta avait bien connu Pardaillan, cette banale hyperbole lui eût justement démontré la froideur du chevalier. Mais tressaillant de joie, elle continua d’une voix ardente:

– Si ce que vous dites est vrai, je puis espérer encore. Nous pouvons ensemble, accomplir de grandes choses. Mais sachez d’abord que si j’ai quitté Florence où je vous attendais, c’est que j’y étais traquée par les sbires de Sixte. Non, cet homme n’a pas renoncé à la haine que je lui inspire. Sur le bord de la tombe, il songe à m’y entraîner avec lui. À Florence, mon palais a été cerné, j’étais sur le point d’être prise… j’ai fui.

– Et c’est à Rome que vous avez cherché un refuge!…

– Oui, dit simplement Fausta. Je serai cherchée partout excepté dans l’ombre du château Saint-Ange. Sixte jette au loin son regard pour deviner ma retraite, il oubliera de regarder à ses pieds.

– Bien joué! fit Pardaillan qui ne put s’empêcher de rire.

Et pourtant, il éprouvait un exprimable malaise. Cette femme si belle en vérité, cette vierge trop vierge et si peu femme, qui, vaincue, méditai quelque terrible revanche, celle enfin pour qui, sur le pont de Blois, avait senti, ne fût-ce qu’un instant, battre son cœur… Fausta ne lui inspirait maintenant qu’une sorte de répulsion. Il eût beaucoup donné pour n’être pas venu, et il se mêlait une vague terreur aux sentiments qu’il dissimulait soigneusement.

– Chevalier, reprit Fausta avec une douceur qui était comme accablante, lorsque j’ai su que vous aviez tué le duc de Guise, lorsque j’ai compris que vous étiez une de ces forces de la nature contre lesquelles on ne peut rien, j’ai cru que ma destinée était finie. Sur le pont de Blois, j’ai voulu mourir, et vous m’avez arrachée à la mort. Dans cette heure-là, chevalier, il s’est passé entre nous un événement grave… et sur cet événement, j’ai rebâti mon avenir. Je vais donc, comme à mon associé, comme à celui pour qui désormais je ne dois rien avoir de secret, révéler mon plan tout entier… Ne protestez pas, taisez-vous… Quand j’aurai parlé, vous direz oui ou non…

– En ce cas, j’écoute, madame, et, quoi qu’il arrive, vous pouvez compter que vos secrets seront aussi en sûreté dans ma tête que dans votre propre cœur…

Fausta se recueillit une minute, puis fixant son regard de flamme sur le chevalier:

– Voici, dit-elle. J’ai un peu partout, en Italie, des amis puissants. Épars, disséminés, découragés par le triomphe de Sixte, ils deviendront une formidable armée prête à tout entreprendre si je remporte ici une seule victoire. À Rome, deux mille hommes d’armes sont prêts à former le premier noyau de cette armée, et j’ai des intelligences dans le château Saint-Ange même. Que Sixte vienne à mourir…

Pardaillan fit un mouvement.

– Ou simplement que je m’empare de lui, que je le tienne ici prisonnier, et je suis maîtresse absolue de la situation. Chevalier, j’ai compté sur vous pour prendre Sixte dans son Vatican, le faire prisonnier de guerre et me l’amener ici. Ni l’argent ni les hommes ne vous manqueront pour mener à bien cette tentative. Vous paraît-elle possible?

– Tout est possible, madame.

– Bien, dit Fausta, dont l’œil s’illumina d’un éclair. Une fois Sixte pris, avec mes deux mille reîtres, vous tenez Rome, et moi je prends possession du Vatican. Les amis dont je vous parlais se rallient alors et m’amènent chacun leur contingent: au bout d’un mois, nous avons dans la campagne romaine une armée que j’évalue à trente mille fantassins, quinze mille cavaliers et quarante canons. Avec cette armée, chevalier, je puis rentrer en France et y prendre une décisive revanche… mais à cette armée il faut un chef. Ce chef, je l’ai trouvé: c’est vous… Voilà pour le moment. Ce n’est là que le premier plan du tableau que je vous découvrirai tout entier lorsqu’il en sera temps. Que dites-vous de cela?

– Je dis, madame, que tout est possible, répéta Pardaillan, mais cette fois avec une si visible froideur que Fausta se sentit mordue au cœur par un doute effroyable.

Elle demeura quelques instants plongée dans une sombre rêverie. Puis, lentement, elle reprit:

– Tout cet échafaudage est bâti sur un sentiment…

«Nous y voici, attention!» songea Pardaillan.

Fausta se leva. Elle tremblait légèrement. Elle était pâle. Des paroles qu’elle eût voulu dire et qu’elle renfonçait se pressaient sur ses lèvres. Enfin, prenant une soudaine décision:

– Chevalier, dit-elle, tout dépend de la réponse que vous devez me faire. Cette réponse, je ne la veux pas tout de suite. Revenez dans trois jours et je parlerai. Si vous dites oui, mon triomphe et le vôtre sont assurés. Si vous dites non, vous reprendrez le chemin de la France et nous serons à jamais séparés… oh! taisez-vous, maintenant… trois jours… encore trois jours de rêve…

Elle allait se laisser entraîner. Elle se domina, et, plus froidement, ajouta:

– J’ai besoin de ces trois jours pour prendre mes dernières dispositions. Vous en avez besoin, vous, pour réfléchir avant de vous engager… dans trois jours, au moment de la nuit, chevalier… adieu!

À ces mots, elle disparut derrière une tenture, et Pardaillan vit entrer Myrthis qui lui fit signe de la suivre. Il obéit, étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Quelques minutes plus tard, il était dans la rue et regagnait l’auberge du Franc-Parisien.

–  Que diable suis-je venu faire ici? murmura-t-il quand il fut seul et enfermé dans sa chambre. La tigresse est restée tigresse. J’aurais dû m’en douter… Trois jours! Je ferais bien de les mettre à profit pour prendre du champ… Bah! J’aurais l’air de fuir!…

Cependant, Fausta s’était jetée sur un lit de repos, et la tête enfouie dans les coussins, livide de l’effort qu’elle venait de faire pour se contenir, grondait:

– Rien! Rien! Rien! Pas un battement, pas un tressaillement!… Oh! oui, qu’il réfléchisse, car c’est sa vie qui est en jeu! Qu’il réfléchisse et prenne garde! Car maintenant, c’est moi qui le tiens!…

Que se passa-t-il au Palais-Riant pendant ces trois journées? Quels préparatifs y furent faits? Quels ordres donna Fausta?… Dans le courant du troisième jour, d’étranges allées et venues se produisirent au rez-de-chaussée. Le soir venu, les vingt serviteurs qui étaient enfermés dans le palais, hommes ou femmes, en sortirent comme d’un lieu pestiféré, et s’éloignèrent en hâte. Dans le Palais-Riant, il n’y eut plus que Fausta et sa suivante Myrthis.

Environ une demi-heure après le départ des serviteurs, c’est-à-dire au moment où la nuit commençait à étendre ses voiles sur la Ville éternelle, Pardaillan, selon sa promesse, se présenta à la petite porte du passage, et fut introduit par Myrthis. Seulement, cette fois, on lui fit monter un escalier dérobé, et on le conduisit au premier étage. En sortant de son auberge, Pardaillan avait dit à son hôte:

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